« Lisa Annstom ! »
L’intéressée, qui regardait alors par la fenêtre de l’école, leva la tête et se dirigea vers le bureau du professeur.
« Un excellent travail. Une faute d’inattention vers la fin qui t’a coûté une partie des points, mais dans l’ensemble, rien à dire. »
Elle ne semblait pas particulièrement surprise. Dans sa tête, elle pouvait presque entendre la voix du professeur donner sa note : 19 / 20.
« 17.5 / 20. Tu peux retourner t’assoir. »
Elle leva un sourcil surpris, derrière ses lunettes, mais ne dit rien, se contentant de récupérer son examen. Dévorée par la curiosité, elle se mit à parcourir sa copie avant même d’être assise. Elle passa rapidement sur l’exercice où elle avait volontairement laissé une faute et tomba rapidement sur la partie concernée.
Sa démonstration était correcte, bien qu’inhabituelle. Elle était pourtant raturée de rouge, indiquant la méthode plus classique dans la marge. Leur professeur avait fait une erreur d’inattention. Cela arrivait de temps en temps. Surtout que, si elle en croyait les traits un peu plus appuyés et erratiques qu’à l’accoutumée, sa copie était passée dans les dernières, probablement pendant l’heure du repas. En temps normal, elle n’aurait rien dit, mais il s’agissait d’un des derniers contrôles du trimestre et ses notes avait été volontairement un peu basses. Elle avait besoin de ce 19, si elle voulait que sa moyenne soit alignée avec les autres trimestres.
« Sarah Ankali ! »
La jeune fille à côté d’elle se leva nerveusement et se dirigea vers le bureau. Lisa avait pu jeter un coup d’œil furtif sur sa copie avant qu’elle ne la rende. Et elles avaient révisé ensemble avant l’examen, donc elle pouvait s’imaginer assez facilement les exercices que son amie avait réussis et ceux qu’elle avait échoués. Lisa savait donc que sa nervosité n’avait pas lieu d’être, mais ce n’était pas ça qui l’intéressait.
Elle réfléchit un instant, visualisant les mots de leur professeur : « Un solide effort, une bonne compréhension du cours, avec une mise en pratique correcte. Continue comme ça : 16 / 20 ».
« Un solide effort, une compréhension du cours satisfaisante, et une mise en pratique des connaissances tout à fait correcte. Continue comme ça : 16 / 20 »
Elle ne put retenir un petit sourire en coin. Trouver les mots exacts était toujours la partie la plus dure de cet exercice. Sarah prit sa copie et se retourna, rayonnante de bonheur. Elle fit un petit signe excité en direction de Lisa, qui lui répondit par un sourire et un petit signe de la main. Elle se rassit et contempla sa copie, avec un air béat.
La distribution des copies continua un moment, tandis que Lisa suivait d’une oreille, essayant de deviner les notes et les commentaires de chacun. Elle pensa rapidement à comment elle allait amener le sujet de l’erreur à l’attention de leur professeur. Elle allait avoir besoin du cours. Une rapide vérification de sa mémoire lui indiqua que ce n’était pas une partie du cours qu’elle avait notée. Elle se pencha vers sa voisine de droite, qui ne semblait pas vouloir redescendre de son nuage.
« Sarah ?
— Oui ?
— Tu pourrais me prêter ton cahier une seconde ?
— Oui, le voilà »
Elle récupéra le cahier tendu par son amie, plaça sa copie par-dessus, puis se leva, sans même jeter un simple coup d’œil à l’intérieur. Ce cours avait commencé 23 jours auparavant, sur le cours de 15 h exactement. Il s’était fini le jeudi à 11 h 34, deux semaines plus tard. Elle revit le contenu des chapitres aussi clairement que s’ils étaient devant elle. Sans qu’elle puisse le contrôler, toutes les bribes de ce cahier qu’elle avait pu apercevoir au fur de ces semaines se présentèrent dans son esprit, formant une image complète de son contenu.
Elle grimaça quand la réponse s’afficha de force dans son esprit, claire, limpide et surtout indisputable. La page 48. Elle n’avait jamais posé les yeux sur cette page, mais la page 47 contenait la correction de l’exercice du chapitre d’avant et la page 50, la démonstration détaillé des théorèmes. Les pages 48 et 49 avait donc été, selon toute évidence, dédié au cours, et ce qu’elle cherchait se trouvait dans la première partie du cours. Il n’y avait malheureusement aucun doute à avoir et surtout, rien à deviner…
Ces réflexions n’avaient duré que le temps de rejoindre de nouveau le bureau du professeur. Elle l’interpella et ouvrit le cahier, où elle trouva, sans surprise, mais avec une pointe d’amertume, exactement ce qu’elle y attendait.
C’était courant que sa mémoire lui joue des tours. Elle s’imposait ce jeu constant d’énigme et devinette parfois par plaisir, parfois pour tromper son ennui, mais surtout et avant tout pour garder son esprit affuté. Lisa ne doutait pas de son intelligence, loin de là. Cependant, il est difficile d’entraîner ou même d’estimer ses capacités de raisonnement avec une énigme dont on vous souffle immédiatement la réponse. Et, malgré ses tentatives de trouver des énigmes qui n’avaient jamais été résolues, sa mémoire restait le plus souvent plus précise et plus rapide que son raisonnement, peu importe le sujet.
Cela avait commencé à ses 4 ans. Elle n’avait à partir de ce moment plus rien oublié du moindre des instants de sa vie. Pas une parole, pas un sentiment, pas une sensation, ni même une pensée. Tout lui était accessible, aussi clairement que si elle était en train de le revivre. Cela allait plus loin que la simple mémoire eidétique ou photographique. Il n’y avait rien de suffisamment insignifiant ou de trop abondant pour que son cerveau l’oublie ou ne l’enregistre pas.
Au collège, dans un accès de rébellion adolescente, elle avait tenté de trouver les limites de sa mémoire. Elle avait passé ses soirées sur tous les livres qu’elles avaient pu trouver ou emprunter. Elle ne faisait que regarder un court un instant la page, n’ayant même pas besoin d’en lire le contenu. Ainsi, un livre de plusieurs centaines de pages se parcourait en une poignée de minutes. Aujourd’hui, des années plus tard, elle pouvait toujours les réciter de tête, aussi bien à l’endroit qu’à l’envers, comme si la page était encore devant elle. Sa mémoire fonctionnait d’une telle manière, que ces livres mémorisés n’étaient pas lu et qu’elle pouvait donc les lire quand elle voulait, où elle voulait, comme si une bibliothèque était à sa disposition.
Tombant à court de livres, et s’en lassant, elle décida d’utiliser une approche plus frontale et essaya d’apprendre l’entièreté des décimales connues de pi. Elle se disait qu’il n’y avait rationnellement aucune chance que sa mémoire puisse venir à bout de cette suite infini. Mais au fur et à mesure des jours, et alors qu’elle continuait, continuait, continuait et continuait encore, et que sa mémoire se montrait aussi précise qu’au premier jour, un sentiment de malaise s’installa, qui lui soufflait que ce n’était pas sa mémoire qui allait se briser en premier. Elle finit par arrêter.
Elle alla même jusqu’à tenter quelques drogues, qu’elle avait elle-même synthétisées en piochant dans son savoir encyclopédique, dans l’unique but de voir si elle pouvait oublier quelque chose. Ce fut également un échec retentissant, et un qu’elle finit par regretter amèrement. Son cerveau semblait déterminé à ne rien oublier, quoi qu’il en coûte, et malgré des doses somme toute légères, elle fut prise de terribles maux de tête et de nausée, avant de s’évanouir. Elle ne se réveilla que quelques jours plus tard, à l’hôpital, et dû rassurer ses parents. Il fallut les convaincre que ce n’était que pour une fois, qu’elle n’allait pas devenir dépendante et qu’elle n’était ni malheureuse, ni déprimée, ni suicidaire. Et bien évidemment, elle se souvenait de tout son calvaire dans les moindres détails.
Elle avait finalement abandonné et avait accepté qu’elle était ainsi et que cela ne changerait pas, pour le meilleur et le pire. Plus troublant, voire inquiétant, cela ne semblait s’accompagner d’aucun autre trouble cognitif ou psychologique, malgré les différents tests qu’elle avait pu faire. Pour autant qu’elle sache, elle était la seule personne sur Terre à avoir cette “pathologie”. Elle avait bien sûr écumé les différentes revues scientifiques, historique et autres et grâce à sa mémoire et sa persévérance, elle pensait cependant avoir trouvé au cours de l’histoire quelques personnes comme elle.
Bien que les informations étaient dispersées et incomplètes, cette capacité semblait se payer chèrement. Tous avaient été foudroyés par la mort quand ils étaient jeunes. Selon Lisa, la théorie la plus probable était une rupture anévrisme, due à leurs cerveaux anormaux. Elle estimait qu’il y avait une chance sur deux que cela la frappe entre ses 20 ans et ses 30 ans. Dans le cas contraire, la chance qu’elle puisse un jour souffler ses 40 bougies était si infime qu’il n’y avait simplement pas lieu de la considérer.
Il n’y avait, à sa connaissance, aucun signe avant-coureur. Un jour, elle s’évanouirait simplement et ce serait la fin. Elle avait aussi accepté cette épée de Damoclès et avec fait la paix avec le fait que sa vie serait courte, quoiqu’elle puisse faire. Elle avait cependant gardé le secret et n’avait rien dit, même ses parents, n’ayant pas encore pu rassembler le courage et la volonté nécessaire pour leur annoncer la nouvelle, et surtout pour gérer leurs réactions ensuite.
Leur professeur venait de finir de distribuer les copies quand la pause de midi sonna. Sarah, dont l’humeur était sûre de rester au beau fixe aujourd’hui, se rapprocha de Lisa, un sourire aux lèvres. Son uniforme était ajusté avec soin et pas un pan de sa chemise ne dépassait de son pantalon. Ses cheveux noirs lui arrivaient en haut du dos et avaient été attachés en une queue de cheval. Elle s’autorisait généralement une coquetterie sous la forme d’un petit pendentif, orné d’une pierre bleu profond. Parfois, elle portait aussi des boucles d’oreilles, simple mais élégante. Il n’y avait rien de remarquable chez elle au premier coup d’œil ; son apparence et sa manière d’être était telle qu’elle se fondait sans difficulté dans les foules. Elle était jolie, mais de la manière la plus ordinaire qui soit. Elle donnait une impression d’harmonie et de bienveillance, tant et si bien que, en ne se basant que sur son apparence, quelqu’un n’aurait pas hésité à lui demander de l’aide, avec l’assurance d’être écouté et aidé.
Son apparence était, comme c’est rarement le cas, représentative de sa personnalité. Un inconnu qui lui aurait demandé de l’aide aurait effectivement reçu toute l’aide dont elle était capable. Elle prenait soin d’elle de la même manière qu’elle prenait soin de toutes les choses qui l’entourait. Bien que loin d’être idiote, son intelligence n’avait rien d’exceptionnel, et comparée à Lisa, elle paraissait même simplette et un peu lente. Elle manquait par ailleurs de confiance en elle et avait tendance à se laisser mener par les autres.
Lisa répondit sans rechigner aux banalités que lui racontait Sarah, comme ce qu’elles allaient bien pouvoir manger ce midi, et accepta de bonne grâce ses remerciements pour l’avoir aidé à réviser et à obtenir une aussi bonne note. Lisa considérait Sarah comme sa meilleure amie. Cela ne voulait pas pour autant dire qu’elle occupait une place importante pour Lisa. Il s’agissait plus d’une place libre ou même d’un poste que Sarah avait rempli. Cela aurait pu être elle ou une autre que cela n’aurait pas fait une différence pour Lisa. Sarah était, pour être parfaitement franc, “pratique”. Elle était facile à vivre et responsable. Elle ne cherchait que rarement le conflit, pour ne pas dire jamais. Elle savait pardonner, quand cela était nécessaire. C’était bien là l’ensemble des critères pour devenir une amie de Lisa.
Les relations humaines sont tout à la fois extrêmement complexe et étonnamment simple. Toute personne est différente et se compose d’innombrables facettes, formant un tout que l’on ne connaitra jamais entièrement, même après une vie passée ensemble. Et pourtant, séduire quelqu’un n’a rien de compliqué. Les humains sont des machines simples. Tous apprécient que l’on s’intéresse à eux, fasse attention à eux, que l’on partage leurs valeurs, que l’on se souvienne de ce qu’ils aiment et ce qu’ils détestent. Il s’agissait pour Lisa d’un exercice de mémoire et d’attention aussi bien que de déduction. Deux domaines dans lesquels elle excellait, sans même devoir y porter attention. Regarder le visage de quelqu’un suffisamment longtemps et écouter sa voix suffisait à faire remonter, qu’elle le veuille ou non, l’équivalent d’un dossier complet sur la personne. Lisa n’avait jamais eu aucun mal à naviguer toutes les situations sociales qu’elle avait pu rencontrer.
Simplement en allant dans le même lycée qu’eux, et écoutant ce qui n’était pour les autres qu’un brouhaha ambiant, elle connaissait des personnes mieux que leurs amis les plus proches, sans jamais leur avoir adressé la parole. Elle savait leurs noms, le nom de leurs animaux, le nombre de bonbons qu’ils avaient mangé le midi, la couleur de leur chaussette, et si leur parent les avait réprimandés la veille. Bien sûr, elle savait aussi beaucoup de choses beaucoup plus personnelles. Il n’aurait rien eu de plus facile pour elle que de devenir une maître-chanteuse des plus terrifiantes. Son sens de la morale lui interdisait cependant d’aller aussi loin et, de manière plus générale, de profiter ainsi des gens. La grande majorité de ces secrets étaient relativement innocents ou insignifiants. D’autres ne l’étaient pas, et loin de là…
Des lettres anonymes très détaillés avait révélé plusieurs affaires sordides et livré à la police leurs coupables sur un plateau d’argent. Certains de ses camarades devaient une fière chandelle à cet informateur anonyme. Lisa n’en tirait aucune fierté, se contentant de faire ce qu’elle considérait comme étant le minimum. Elle tirait plus de gratifications dans le challenge intellectuel que cela représentait d’écrire ses lettres, que dans la satisfaction d’avoir fait une bonne action. Mais son travail avait été trop efficace, et elle n’avait aucune lettre à écrire ces derniers temps, ni de crimes à dévoiler. Le seul mystère qu’il restait était de savoir ce qu’elles allaient manger ce midi. Un mystère que Sarah résolu rapidement en décidant d’aller à la petite boulangerie locale, plutôt qu’à la cantine, pour fêter sa note. Lisa la suivit et elles furent de retour à l’école une demi-heure plus tard, avec leurs repas.
Il y avait une autre raison pour laquelle Lisa avait choisi Sarah pour devenir sa meilleure amie. Une raison qui l’avait mis en avant par rapport aux autres et qui avait fait que Lisa avait fait le premier pas vers elle. Une autre raison qui devrait se présenter dans quelques minutes à peine, selon les prédictions de Lisa.
« Dis… Tu penses que tu auras un peu de temps libre ce soir ? » demanda innocemment Sarah.
Lisa n’était pas dupe, et plutôt que de répondre, fouilla dans son sac, en sortit une page de papier, repliée soigneusement plusieurs fois sur elle-même, formant un petit rouleau, et la tendit à son amie. Le visage de Sarah s’illumina.
« Tu l’as déjà fait ? Comment tu savais ?
— Même si ce n’était pas annulé, tu étais toute seule au club d’échec
hier, pas vrai ? Ça tombait mal avec deux fêtes d’anniversaire et le
président du club qui devait aller au dentiste. Je me suis dit que tu
voudrais probablement faire une partie ce midi.
— Tu es géniale ! Laisse-moi une seconde, je vais chercher
l’échiquier. »
Elle disparut dans les couloirs et revint quelques minutes plus tard. Une fois le jeu d’échec mis en place, et tandis que Lisa déballait tranquillement son sandwich, elle prit le papier et commença à le dérouler.
« Huit coups, comme d’habitude ?
— Dix, répondit Lisa. J’ai voulu essayer une ouverture un peu spéciale
et je voulais avoir un peu de marge. »
Sarah acquiesça et déplia 10 fois le papier, puis joua à la fois pour les blancs et les noirs, en lisant les instructions. Puis elle prit un temps pour observer la position de départ du jeu.
« Je joue les blancs ? demanda-t-elle sans lever les yeux de
l’échiquier.
— Hum hum, répondit Lisa, qui avait déjà attaqué son sandwich.
— C’est assez inhabituel comme position pour les noirs, effectivement.
Voyons voir… »
Après une petite minute, elle joua son premier coup, et déplia une nouvelle ligne, faisant bouger les noirs en fonction de ce qui était écrit. Elle se replongea dans sa réflexion. Son calme habituel avait laissé place à une expression froide et impitoyable, alors qu’elle déplaçait les pièces et dépliait le papier au fur et à mesure. « Bon sang, qu’est-ce qu’elle est oppressante… » ne put s’empêcher de penser Lisa, commentant tout autant le changement d’attitude de son amie, que les coups joués.
Sarah était la meilleure joueuse du club d’échec, et de loin. Elle n’avait pas spécialement été entrainée ou poussée par ses parents, mais avec découvert le jeu très jeune et s’était plongé dedans avec passion. Depuis son arrivée au club d’échecs, et malgré le fait qu’elle ne refusait jamais une partie, ses défaites se comptaient sur les doigts d’une seule main. Lisa soupçonnait même que ces quelques parties n’avait été perdue que pour ménager l’ego de ses adversaires. Elle avait également été convaincue de disputer quelques tournois inter-lycée, et avait gagné sans difficulté toutes ses parties, au point d’avoir une petite réputation au niveau régional. Sarah détestait être sur les devants de la scène et avait depuis lors refusé de participer à d’autres tournois, au grand dam du président du club.
Une rumeur, presque élevée au statut de légende, avait tourné au lycée à l’époque. Selon elle, un soir, Sarah avait vaincu le programme d’échec de l’ordinateur du club au plus haut niveau de difficulté, ce qui, si véridique, la plaçait presque immédiatement à un niveau professionnel. Sarah affirmait que ce n’était juste qu’une rumeur et que ce n’était jamais arrivé. Lisa n’avait, à ce jour, pas pu déterminer si elle disait la vérité.
Sarah changea de position sur sa chaise, repliant sa jambe droite sous elle, tout en essayant de trouver une faille dans le dernier coup “joué” par le papier. C’était quelque chose qui l’avait toujours profondément impressionnée, dès la première fois où elles avaient joué ensemble de cette manière. Elle savait que la moindre erreur de prédiction mènerait à une défaite quasi immédiate, soit à cause d’un coup illégal, soit car le coup serait au mieux inutile. Pourtant, le papier ne semblait jamais vouloir se tromper sur ce qu’elle allait jouer. Elle avait plus l’impression de disputer une partie avec une véritable personne, que de suivre des instructions qui avait été écrite la veille.
Lisa aurait aimé pouvoir dire que cela était devenu plus facile pour elle au cours du temps, mais ça n’était pas le cas. Cela lui prenait une bonne partie de la soirée et l’exténuait mentalement. Il n’y avait pas vraiment de trucage derrière ce tour de force. Elle avait simplement mémorisé un nombre impressionnant de positions, et les meilleurs coups théoriques associés. Une bonne joueuse est bien plus prévisible qu’une mauvaise. Avec Sarah, Lisa était assurée que le meilleur coup possible allait être joué ou alors très proche. Cela limitait les possibilités à seulement une poignée de coups. Il suffisait ensuite d’un peu de déduction et de bien connaître la manière de penser de Sarah pour deviner quel coup celle-ci allait jouer. Il ne lui restait plus qu’à trouver une suite de coups qui la mènerait à la victoire. Une tâche bien plus simple à décrire qu’à réaliser.
Sarah était une adversaire terrifiante. Elle avançait agressivement ses pièces, ne laissant que très peu de marge de manœuvre à son adversaire, et s’appropriait le contrôle du centre de l’échiquier. À partir de là, il était quasiment impossible de la déloger et de reprendre le contrôle de la partie. Lisa avait rapidement réalisé qu’elle ne pouvait pas rivaliser avec Sarah dans un affrontement frontal. Sa stratégie habituelle consistait donc à jouer défensivement et exposer volontairement un appât, sous la forme d’une pièce importante, profitant du moment où Sarah frapperait pour décrocher une victoire rapide.
C’était sa meilleure chance dans ce format, et ce, pour plusieurs raisons. Déjà, plus la partie était courte et plus Lisa réduisait ses chances de faire une erreur dans ses prédictions. Ensuite, les chances que Sarah fasse une erreur en fin de partie, alors qu’il ne restait que quelques pièces, étaient insignifiantes. Enfin, le milieu de partie était le moment où il y a le plus de coups possibles, et donc où la différence entre les capacités analytiques des deux joueuses se faisait le plus sentir.
Lisa estimait qu’en milieu de partie, Sarah décidait de son prochain mouvement en prenant en compte 3 à 6 coups à l’avance. Pour que le piège se referme sur elle sans qu’elle puisse s’en rendre compte avant qu’il ne soit trop tard, Lisa devait jouer en ayant une bonne idée des 10 prochains coups. C’était la partie véritablement exténuante de ce jeu, car il fallait explorer plusieurs milliers de possibilités, pour trouver celle que Sarah ne pourrait pas prévoir. Lisa n’avait aucun problème à s’endormir après cet effort, mais faisait invariablement des rêves de pièces d’échecs et d’échiquiers pendant les deux nuits suivantes.
Sarah hésita de manière presque imperceptible avant de prendre la tour noire avec sa dame. Elle avait mordu à l’hameçon. « Plus que douze coups » pensa Lisa, qui avait fini son sandwich et rapprocha sa chaise pour mieux voir. Sept pour refermer le piège et cinq pour assurer l’échec et mat. Le reste de la salle de classes était tranquille, parsemée de conversations calmes entre les élèves. Rien n’indiquait la féroce bataille intellectuelle faisait rage entre les deux jeunes filles. Plus que huit coups. Plus que sept.
Sarah ne put retenir un claquement de langue. Elle venait de voir le piège que lui avait tendu Lisa. Elle joua. Échec. Son roi fut obligé de se protéger, laissant une autre pièce vulnérable. Elle tenta de se replacer pour ralentir l’inévitable. Échec. De là, la fin de partie était joué d’avance et il n’y avait plus aucune échappatoire. Sarah joua les derniers coups, plus pour la forme que pour autre chose, terminant sur un échec et mat.
Sarah inspira profondément et expira, avant d’arborer un large sourire satisfait. Elle jouait pour le plaisir de jouer et se fichait de gagner ou de perdre. Mais les parties qu’elle faisait avec Lisa était les plus stimulantes. À cela s’ajoutait la joie et l’émerveillement devant ce qui était pour elle, ni plus ni moins qu’un tour de magie.
« Tu gagnes encore, s’exclama Sarah. Bien joué !
— Hum, répondit Lisa sans grande conviction.
— Tu pourrais être un peu plus fier de toi, dis ! la gronda gentiment
Sarah. Tous les membres du club que je connais paieraient cher pour être
capable de faire ça. Et toi, tu arrives à le faire comme s’il n’y avait
rien d’exceptionnel.
— Parce qu’il a un monde entre eux et moi, pensa Lisa, restant
silencieuse. »
Lisa n’avait jamais envisagé de jouer contre une autre personne que Sarah. Sarah n’avait attisé son intérêt qu’après avoir appris la rumeur de sa victoire contre un ordinateur et constaté son talent. Elles n’avaient jamais joué une partie normale, car Lisa pensait que ce ne serait qu’une perte de temps. Elle lui avait immédiatement proposé de jouer contre des prédictions qu’elle avait faites la veille. Et elle avait gagné, la première fois. Puis la deuxième. Et la troisième. Et ainsi de suite, jusqu’à aujourd’hui. Lisa n’avait jamais perdu contre Sarah.
Elle aurait pu sauter des classes, mais ne l’avait pas fait. Premièrement, car c’était plus simple de se laisser porter par le cursus classique, mais également et surtout, parce qu’elle savait qu’il n’y avait rien que les universités puissent lui apprendre qu’elle ne savait déjà. Elle avait récupéré les différentes annales des concours d’entrée des meilleures universités et, sans réviser ou regarder leurs programmes, avait essayé de passer les examens en conditions réelles. Les résultats étaient éloquents. Elle avait obtenu des notes parfaites dans toutes les matières. Elle avait aussi essayé plusieurs concours finaux, avec les mêmes résultats.
De tout cela, elle ne tirait aucune fierté particulière et elle ne se faisait pas d’illusion. Ce n’était pas son travail qui l’avait rendue si spéciale. Elle était née comme ça. N’importe qui avec ses capacités aurait pu arriver aux mêmes résultats qu’elle, elle n’était pas spéciale en ce sens. Mais il n’y avait aucun doute dans son esprit qu’il n’y avait en ce monde rien qu’elle ne pouvait pas accomplir, personne qu’elle ne pouvait pas battre. Ce qui la rendait parfois mélancolique.
Lisa n’était pas malheureuse à proprement parler. Mais elle se demandait ce qui pouvait bien mériter qu’elle y dédie sa courte vie. Et pour l’instant, elle n’avait pas trouvé de réponse.
Les cours reprirent. Lisa tentait de s’occuper comme elle le pouvait en regardant par la fenêtre, ne portant aucune attention au cours. Elle le connaissait de toute façon bien mieux que leur professeur. Il y avait des désavantages à son choix de rester dans le cursus classique et s’ennuyer à mourir pendant la majorité des cours en faisait partie. La cloche sonna enfin.
Les élèves se levèrent et commencèrent à partir par petits groupes, discutant de leur journée ou de leurs projets pour la soirée. Sarah s’approcha de Lisa, qui rangeait ses affaires, et lui demanda si elles pouvaient faire leurs devoirs ensemble à l’école ce soir. En période d’examen, Sarah se faisait un sang d’encre. Lisa accepta, et quand elles furent seules dans la salle de classe, emprunta le tableau comme support. Les deux pouvaient se permettre de rester encore un moment. Le lycée restait ouvert jusqu’à ce que le concierge commence à faire sa tournée des salles de classes et verrouille les portes, vers 20 h.
Lisa habitait seule et n’avait donc personne à prévenir. Il y a quelques années, elle avait demandé à ses parents si elle pouvait avoir un petit appartement à elle pour être plus autonome. Malgré leurs réticences initiales, elle avait réussi à les convaincre. Sarah, quant à elle, vivait avec ses deux sœurs et ses parents. Ces derniers lui faisaient toute confiance et elle pouvait rentrer à l’heure qu’elle voulait tant que ce n’était pas trop tard. La connaissant, elle les avait déjà prévenus qu’elle rentrerait plus tard ce soir.
Sarah disait souvent que Lisa faisait mieux les cours que leurs professeurs et qu’elle comprenait et retenait bien mieux quand c’était elle qui lui expliquait. Lisa attribuait cela au fait que Sarah était inconsciemment une meilleure élève avec elle, puisqu’elles étaient amies, qu’avec leurs professeurs. Elle était aussi bien plus compétente que leurs professeurs. Si elle l’avait voulu, elle aurait pu devenir professeur dans à peu près n’importe quelle matière en sortant de l’école, mais cela ne l’attirait pas. Elle ne se mettait au niveau des autres que par nécessité et trouvait cela ennuyant, comme le reste. Elle jouait tout de même à la professeure de bonne grâce pour son amie, sans que cela lui fasse ni chaud ni froid, car elle savait qu’il n’y avait de toute façon rien de plus intéressant qui l’attendait chez elle.
Une heure et quart plus tard, elles avaient fini les révisions de Sarah et sortaient toutes les deux dans la cour. Deux silhouettes au loin se dirigeaient vers l’école. Des visiteurs venaient parfois assez tard pour rencontrer le proviseur et ni Sarah, ni Lisa n’y prêtèrent une quelconque attention.
À mesure qu’elles se rapprochaient, les silhouettes se précisèrent. La première silhouette était une femme d’une trentaine d’années, qui portait un imperméable beige. Elle avait des cheveux noirs, qui lui arrivait un peu au-dessus des épaules et s’avançait dans la cour comme si elle lui appartenait. La seconde silhouette était celle d’un homme du même âge, qui se tenait un peu en retrait, et suivait la femme. Il portait des habits passe-partout mais qui lui allait bien : une veste assez longue et un jean à la coupe étrange.
Dès que son regard se posa sur eux, Lisa su qu’elle ne les avait jamais rencontrés. Cela voulait dire que c’était probablement la première fois qu’ils mettaient les pieds à l’école. C’était déjà suffisamment rare pour mériter un examen plus poussé des deux individus, mais, dès que Lisa fut suffisamment proche pour avoir une vue claire du visage de la femme, sa mémoire s’affola.
Lisa continua d’avancer, regardant droit devant elle, comme hypnotisée par sa recherche mentale. Sarah n’avait rien remarqué du trouble de Lisa et ne jeta qu’un coup d’œil rapide sur les deux nouveaux venus avant de perdre tout intérêt.
Les deux groupes se croisèrent.
Lisa sentit un sourire nerveux se former involontairement sur ses lèvres quand elle finit par atteindre les conclusions que sa mémoire essayait de lui faire comprendre.
C’était impossible. Insensé. Ridicule. Les implications étaient si folles qu’elles lui donnaient le vertige. Elle était cependant suffisamment consciente de la précision de sa mémoire pour savoir qu’il n’y avait aucun doute permis.
Elle s’arrêta brutalement, se repassant les derniers instants dans son esprit. Son regard mental s’attarda sur leurs habits et sur l’homme, qu’elle n’avait pas observé attentivement. Il était un peu plus grand que la moyenne, mais pas immense. Il n’avait pas de barbe ou de moustache et ses cheveux était relativement court. Ses mouvements étaient fluides et délibérés. Et, même si elle ne pouvait que le deviner avec les plis de ses habits, son corps était recouvert de muscles.
Sarah finit par remarquer que son amie s’était arrêtée, une expression étrange sur le visage. Elle s’arrêta également.
« Lisa ? Ça va ? »
Ignorant complètement Sarah, Lisa se retourna et regarda le couple s’éloigner.
Elle, qui n’avait normalement peur de rien, qui avait accepté que la mort puisse la frapper n’importe quand, se demandait si le plus sage était de faire comme si elle n’avait rien vu et de rentrer chez elle. Son cœur battait comme s’il voulait sortir de sa poitrine. L’adrénaline envahissait ses veines. Le temps était comme ralenti.
Elle ne s’ennuyait pas.
Un sourire, réel cette fois-ci, se dessina sur son visage. Elle n’était pas encore entièrement sûre de ce qu’elle allait faire, mais il était simplement impossible pour elle de les ignorer. Il fallait qu’elle leur parle.
Elle fit un pas en avant et, avec un ton moqueur, interpella la femme.
« Tu ne vas même pas me dire bonjour ? »
La femme s’arrêta et laissa passer un moment, comme pour s’assurer que Lisa s’adressait bien à elle.
« Se serait-on déjà rencontrées ? demanda-t-elle, en se
retournant.
— Pour moi, non, répondit Lisa, pour toi, oui, sans doute.
— Je n’ai pas la moindre idée de ce que tu essayes de me dire. Est-ce
que tu ne me confondrais pas avec quelqu’un d’autre par hasard ? »
Sa voix et son attitude donnaient une tout autre réponse. Elle arborait un sourire narquois, comme si elle venait de raconter une blague qu’elle seule pouvait comprendre. Lisa se rapprocha, suivi par Sarah.
« Je suis sûre que non. Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
— Je suis la nouvelle professeure.
— Et lui ? demanda Lisa en pointant l’homme du doigt.
— Nouveau concierge »
L’école n’avait ni le budget, ni l’utilité d’un nouveau professeur, ou d’un autre concierge. Il était évident que la femme mentait. Cela confortait Lisa dans sa théorie. Et leurs conversations, bien que brève, l’avait rassurée sur le fait que rien de terrible n’allait se produire dans l’immédiat si elles ne faisaient que discuter un peu. Elle s’avança encore et, sans la moindre retenue, commença à examiner la femme sous tous ses angles.
« Quel âge tu as ? Tu commences à avoir quelques rides. Un peu plus
que trente ans, on dirait ? Trente-trois peut-être ? C’est vraiment pas
mal. Je ne pensais pas avoir autant de temps pour être honnête.
— …
— Il y a des choses que tu ne peux pas me dire, hein ? Je
comprends. »
La femme se laissait observer avec une expression sereine, malgré la grossièreté de Lisa. L’homme ne semblait pas vouloir intervenir et se contentait de regarder la femme, attendant de voir comment elle réagirait. Sarah, qui avait observé silencieusement jusqu’à maintenant, ne put se retenir davantage.
« Lisa, qu’est-ce que tu fais ?! Tu la connais ? »
Lisa s’immobilisa dans sa recherche, surprise, et se retourna vers Sarah.
« Tu n’as pas remarqué ? Regarde-la bien ! Tu ne vois pas que l’on se
ressemble ?
— Oui, je suppose… C’est quelqu’un de ta famille alors ? demanda Sarah,
tentant de se raccrocher à la moindre explication logique.
— C’est moi quand je serai adulte. Elle vient du futur », expliqua Lisa,
avec une joie presque enfantine.
Sarah ne put rien répondre, se contentant de dévisager silencieusement Lisa. Rien dans le ton de sa voix, ni dans son attitude ne paraissait indiquer qu’elle plaisantait. La femme, dont l’expression n’avait pas changé, fut la première à rompre le silence, et se tourna vers Sarah.
« Ton amie fait-elle du théâtre ?
— Non, répondit Sarah, essayant de reprendre pied.
— Une série télé ou un film alors ? Je ne sais pas ce qui est populaire
chez les jeunes de nos jours, continua la femme dont le sourire
s’élargissait.
— C’est dur à croire, Sarah, je sais, s’interposa Lisa, mais je t’assure
que c’est vrai. Et toi, tu vas continuer ton petit jeu pendant encore
longtemps ? Tu peux la convaincre, dit-elle en désignant Sarah d’un
geste, mais tu ne penses pas sérieusement que tu peux me faire douter
?
On a la même structure faciale, je te rappelle. Le même grain de beauté
dans le cou, l’œil droit légèrement plus petit que le gauche. Je ne suis
pas aveugle. »
Après un long moment de silence, la femme s’approcha à son tour sans rien dire de Lisa, et se pencha, plaçant son visage à quelques centimètres du sien.
« Ça reste un peu léger pour affirmer des choses aussi folles, tu ne penses pas, Madame la détective ? »
Lisa, piquée au vif, sentit un rictus mauvais monter sur son visage. La sensation qui bouillonnait en elle, ce mélange de colère et d’excitation en face d’un obstacle qui lui résistait, était terriblement grisante. Sa mémoire ne pouvait pas lui donner toutes les réponses cette fois-ci. Elle se recula légèrement et commença à marcher.
« Peut-être que tu n’as pas entièrement tort. Je devrais donner plus d’éléments alors. »
La femme resta silencieuse, sans se défaire de son sourire hautain qui commençait à agacer Lisa.
« Le grand magasin de vêtements au bout de l’avenue, rayon femme, deuxième étage, entre la quatrième et cinquième rangée en partant des escaliers, il y a une environ une demi-heure.
C’est là où vous êtes apparu, pas vrai ? »
Le sourire inébranlable vacilla. Lisa continua de tourner autour d’elle, tandis que la femme ne bougeait pas, se contentant de suivre Lisa du regard.
« Je ne sais pas comment vous avez fait, ni comment le voyage dans le temps fonctionne, c’est vrai, reconnu Lisa, mais je n’en ai pas besoin pour retracer vos pas jusqu’ici.
Je reconnais cet imperméable. Celui-ci exactement. Il a un petit défaut de couture sur la poche gauche. Rien qui le rende impropre à la vente, j’hésiterais même à dire qu’il s’agit d’un défaut. Je l’ai vu en passant dans le rayon, il y a presque un mois. J’aurais pensé qu’il se serait vendu depuis, mais il n’a pas l’air très populaire. Tes chaussures et ton pantalon se trouvent dans le même magasin, quasiment dans la même rangée.
Et, comme si ça ne suffisait pas, continua Lisa, tu empestes l’odeur particulière aux vêtements neufs. Ces habits n’ont jamais été lavés, ni même porté. Chaque magasin a son propre parfum et rien qu’à ton odeur, j’aurais pu trouver le magasin d’où ils viennent, peut-être même le rayon.
Le magasin ferme à 18 h, mais quelques employés restent jusqu’à 18 h 45, pour ranger l’arrière-boutique, faire l’inventaire et vérifier que tout soit bien fermé. Pendant ce laps de temps, l’électricité principale, ainsi que les caméras et les alarmes, sont coupées, et les portes de services ne sont pas encore complétement verrouillés.
Si on est déjà à l’intérieur et que l’on connait le code des portes, c’est le moment idéal pour un voleur. On a l’avantage de la pénombre, le système de sécurité est désactivé et il ne reste plus que deux ou trois personnes dans tout le magasin.
Autrement dit, si je ne me trompe pas… »
Lisa passa derrière l’inconnue et se jeta sur elle, passant sa main dans l’ouverture de l’imperméable. La femme se retira par réflexe en sentant quelque chose lui toucher le cou, mais Lisa fut la plus rapide. Quand elle retira sa main, une étiquette, encore accrochée au chemisier en dessous, tomba sur l’imperméable.
« Tu as oublié de leur demander de te la retirer quand tu es sortie ? » se moqua Lisa.
L’inconnue grimaça et déboutonna le haut de son imperméable, se frottant doucement le cou pour se débarrasser de la sensation résiduelle. Lisa en profita pour attirer silencieusement l’attention de Sarah et pointa du doigt son propre cou, puis celui de la femme, désormais plus visible. Sarah retint un hoquet de surprise.
« Tu aurais pu t’abstenir. C’est très désagréable…
— Je parie que tu n’as pas non plus pris la peine de retirer l’antivol,
puisque les alarmes étaient désactivées. Tu as seulement arraché les
étiquettes les plus visibles, continua Lisa. Rien qu’avec ça, je
pourrais te dénoncer à la police.
— Tu n’as aucune intention de le faire, répondit du tac au tac la
femme.
— Non, c’est vrai, je m’en fiche pas mal. Ce qui m’intéresse là tout de
suite, c’est de savoir si tu comptes toujours nier, ou si tu préfères
qu’on s’arrête là ?
— … Tu es sacrément effrontée pour une simple gamine de lycée. »
Le sourire hautain s’était changé en un rictus menaçant. Mais ni l’une ni l’autre n’étaient pas dupes, elle essayait de l’intimider, car il n’y avait rien d’autre qu’elle puisse faire. Lisa avait la vérité de son côté et les indices étaient devenus trop évidents pour qu’ils puissent être cachés. Ce que Lisa pensait être un test ressemblait finalement plus à un combat d’intellect.
Sauf que ça n’aurait pas dû l’être. Toute cette situation n’avait aucun sens. Même si Lisa n’avait pas encore la moindre idée de comment le voyage dans le temps fonctionnait, cette autre Lisa au moins avoir une idée ce dont elle était capable. Ça n’avait aucun sens d’essayer de cacher son identité après que Lisa ait vu son visage. Cette femme, si elle était celle qu’elle allait devenir dans quelques années, aurait dû être beaucoup plus intelligente que ça.
Sarah, qui n’avait pas arrêté de dévisager la femme depuis qu’elle avait remarqué le grain de beauté, enfonça le clou.
« Elle… elle a raison. Quand vous êtes côte à côte comme ça, ça se voit ! Vous avez le même visage ! Et le grain de beauté dans le cou, c’est exactement le même ! Tu es Lisa ! Enfin, vous êtes… vous… elle… Je veux dire… »
Lisa ne put retenir un petit rire. Cela faisait beaucoup pour Sarah. Elle-même avait déjà eu du mal à l’accepter, alors il allait falloir encore quelques jours avant que Sarah puisse comprendre et assimiler la situation.
« Nous n’avons pas encore parlé de ton ami. Il n’est pas d’ici, pas
vrai ? Ni de notre époque, ni de la tienne.
— …
— Je dois bien avouer que c’est grâce à lui que je suis sûre d’autant de
choses vous concernant. Tu passes relativement inaperçu, mais lui, il
pourrait tout aussi bien porter une pancarte. »
Elle fit face à l’homme. Ce qu’elle avait pu entre-apercevoir quand elle l’avait croisé devenait évident de près. Il avait le corps d’un athlète et des muscles saillants, qu’on pouvait facilement deviner à la forme de ses vêtements. Vu sa carrure et sa manière de se tenir, presque au garde-à-vous, c’était sans doute un guerrier ou un soldat. Il n’avait pas de cicatrices visibles, mais il était évident qu’il avait vu beaucoup de combats. Son expression dure n’avait pas changé de toute la conversation et il semblait garder un contrôle absolu sur lui-même, et ce, à tout moment.
Il n’était pas si grand que cela, mais sa présence était si imposante que Lisa, qui n’avait pourtant pas l’habitude de se laisser impressionner, se sentait toute petite en face de lui. Il avait eu l’air de suivre la conversation et elle soupçonnait qu’il pouvait parler leur langue.
Satisfaite de son examen et exaltée par ses précédents succès, Lisa commença à l’interroger sans prendre de gant.
« C’est quoi ton nom ? »
L’homme resta de marbre, se contentant de reporter la question vers l’autre Lisa, qui répondit à sa place.
« John Doe. »
Lisa pouffa de rire. John Doe était un pseudonyme utilisé dans certaines procédures pour une personne dont on ignorait l’identité ou qui voulait rester anonyme. Il aurait tout aussi bien pu s’appeler M. Personne.
« Et vous vous croyez malin ? » railla Lisa.
Au point où elles en étaient, il ne restait qu’une raison de cacher son nom. C’était un nom qu’elle connaissait. Si son double venait du futur, il pouvait tout aussi bien venir du passé. Probablement une figure connue de l’histoire, ou peut-être même de la mythologie. Après tout, plusieurs mythes proviennent directement d’une version romancée de la réalité.
« Vous couchez ensemble ? demanda Lisa en se retournant vers son
alter ego.
— Lisa ! s’exclama Sarah, aussi rouge qu’une tomate. Tu ne peux pas
demander quelque chose d’aussi personnel à quelqu’un que tu viens juste
de rencontrer !
— Que je viens de rencontrer ? C’est moi dont il s’agit, non ? Je la
connais depuis que je suis née. Je ne vois pas où est le mal. Tu peux te
boucher les oreilles si tu tiens tant que ça à ma vie privée, répondit
innocemment Lisa, tout en sachant pertinemment que cela allait retourner
le cerveau de Sarah.
— Je… Même si tu es elle, c’est sa vie privée… tu… Enfin, je suppose que
tu finiras par le savoir…? Et, tu n’as pas de secret pour elle, elle
sait tout ce que tu sais, elle, donc est-ce que c’est vraiment juste
pour… »
Lisa laissa Sarah se débattre avec les implications morales du voyage dans le temps et observa les réactions des deux voyageurs. La question avait eu l’air de mettre vaguement mal à l’aise l’autre Lisa, mais l’homme ne semblait pas s’en formaliser. Il en faudrait apparemment plus pour le déstabiliser.
« Alors ?
— Non, répondit l’autre Lisa.
— Pourquoi pas ? C’est ton type, non ? Il est pas mal.
— Parce que je ne veux pas, répondit l’homme. »
C’était la première fois qu’il parlait. Sa voix était calme et posée, mais Lisa pouvait y déceler un soupçon de furie contenue. Un frisson parcouru son dos. Elle ne sut pas dire si c’était de la peur ou de l’excitation. Elle jouait un jeu dangereux. Cela ne fit que l’encourager. Elle ne pouvait s’empêcher de vouloir en savoir plus sur cet homme et son double ne la laisserait probablement pas se faire tuer.
« Laisse-moi te dire une chose. Si j’étais vraiment intéressée, ce que tu veux et ne veut pas n’aurait aucune importance. »
Elle le dévisagea, essayant de trouver une réaction dans ses yeux, de la colère, du mépris peut-être, mais elle n’en trouva aucune. Il se contenta de la toiser, ne daignant même pas répondre. Sa curiosité prit le dessus, elle voulait voir quand est-ce qu’il réagirait. Elle se plaça juste en face de lui, sans pour autant le toucher, se comportant avec lui comme elle se comporterait avec un animal sauvage.
« C’est pour ça que je le lui aie demandé à elle et non pas à toi. Je
ne sais pas quelle relation vous avez tous les deux, mais si tu penses
que tu en as le moindre contrôle, tu te trompes, lui susurra-t-elle. Je
pourrais obtenir tout ce que je veux de toi sans même avoir à te forcer,
sans que tu ne te rendes compte de rien. Mais tu en as peut-être déjà
conscience. Tu te comportes avec elle comme un bon tou…
— Tu ferais mieux de t’arrêter là, la prévint l’autre Lisa.
— Pourquoi ? Il est sur le point de me tuer ?
— Non, pas du tout. J’aimerais simplement éviter que l’on perde notre
temps à te regarder te ridiculiser. Tu ne lui feras jamais perdre son
calme avec ce genre de provocations.
— Vraiment…? Et si je vérifiais ça ? »
Il y eut un long moment de silence où les deux femmes s’affrontèrent du regard. L’homme n’avait de toute évidence aucune envie de parler davantage et Sarah, que le mot tuer avait sorti de ses réflexions, les regardait, sans savoir quoi faire.
« Tu as raison, c’était puéril de ma part, avoua Lisa, désamorçant la
tension. Je me suis laissé emporter. Mais tu dois bien avouer que ce
n’est pas tous les jours que l’on rencontre quelqu’un comme lui.
— Quelqu’un comme lui ? demanda la femme, soudainement intéressée.
— Un héros de l’époque antique. C’est ce qu’il est, pas vrai ?
— Et qu’est-ce qui pourrait bien te faire dire ça ?
— Son jean bien sûr ! »
La femme écarquilla les yeux de surprise, et jeta un coup d’œil sur son compagnon. À peine une poignée de secondes plus tard, une grimace apparut sur son visage. Lisa ricana.
« Tu n’as même pas pris le temps de lui accorder un regard avant de te précipiter ici apparemment. Et même une fois ici, il semblerait que tu n’aies eu d’yeux que pour moi. Je suis flattée.
Peu importe comment vous êtes apparu, dit-elle en continuant son raisonnement, je vous vois mal vous changer dans le magasin et laisser vos habits sur place. Et vu l’heure, vous n’aviez probablement pas le temps de vous débarrasser de quoi que ce soit avant d’arriver ici.
Vous n’aviez donc rien sur vous quand vous êtes arrivé. Peut-être que cela fait partie des règles du voyage dans le temps, peut-être pas, je n’en sais rien.
Dans tous les cas, vous n’aviez pas beaucoup de temps pour vous changer. Même si les caméras étaient désactivées, il y avait toujours le risque qu’un employé vous trouve. Tu connaissais le magasin, tu savais donc où aller. Lui, par contre… »
Lisa se retourna vers l’homme, et lui adressa un sourire sincère.
« C’est dur de se repérer dans une autre culture, hein ? Je suppose que ça doit être pire encore pour un voyageur temporel. Les règles sont arbitraires, sans aucune logique, et elles changent en quelques décennies à peine. Je ne sais pas comment tu as appris notre langue, mais tu n’as jamais mis les pieds ici, sinon tu saurais ce qui ne va pas dans ta tenue. »
Il ne répondit pas, regardant Lisa avec un air méfiant, comme si elle allait essayer de le manipuler, et commença à inspecter ses habits.
« Il n’y a rien de bizarre dans ce que tu portes, lui dit l’autre
Lisa en soupirant. C’est juste que… ce ne sont pas les bons vêtements.
Ça et… tu portes mal ton jeans.
— Comment ça pas les bons vêtements ? demanda Sarah, perplexe. Ils ont
l’air normaux pour moi. Ils sont peut-être un peu trop grands pour lui,
mais…
— Regarde mieux. C’est uniquement parce que son corps est aussi musclé
et dessiné que ça ne se voit pas immédiatement. Sa carrure prend le pas
sur la forme naturelle de ses habits.
— … Attends… Attends, attends, attends, dit Sarah, en réalisant de quoi
Lisa voulait parler. »
« Il comprend le principe de différence d’habillage entre les hommes et les femmes, continua Lisa. Ou alors, c’est toi qui lui as dit de ne pas te suivre, ajouta-t-elle en se tournant vers son alter ego. Toujours est-il que, juste après votre arrivée, quand tu es allée d’un côté, il est allé à l’opposé.
Sauf qu’il s’agissait toujours des rayons pour femme. Pour compenser sa taille et sa musculature, il a pris les tailles les plus grandes, et avec la forme de son corps, c’est difficile à remarquer, surtout dans un endroit mal éclairé et dans l’urgence. Et je ne te blâme pas, je dois dire que ça lui va plutôt bien.
Je reconnais la veste et les chaussures. Je parie que je reconnaîtrai le reste si je le voyais et que tout se trouve exactement dans la même rangée. Tout… sauf le jean. Je ne l’ai pas reconnu au début, et je me suis même demandé s’il n’était pas apparu avec. Mais ça n’a aucun sens, pourquoi ce jean et pas autre chose ? Pourquoi aurait-il eu quelque chose sur lui en arrivant et pas toi ?
Et puis, j’ai fini par comprendre pourquoi je ne le reconnaissais pas. Il est mis à l’envers. La veste descend suffisamment bas pour cacher les poches et la braguette. C’est pour ça que je ne l’ai pas remarqué immédiatement.
C’est un jean pour homme qui se trouve relativement loin dans le magasin. Je ne vois pas de raison de changer d’avis et de traverser une bonne partie du magasin, alors que les jeans pour femme étaient juste à côté. C’est donc toi qui lui as donné.
Le reste n’est qu’une hypothèse, mais j’ai eu suffisamment raison jusqu’à maintenant pour je puisse me faire un peu confiance, tu ne penses pas ? Quand je fais l’inventaire de ce qu’il y avait dans le rayon, je ne vois qu’une chose qu’il aurait pu prendre et qui aurait inévitablement attiré l’attention sur vous au point de devoir aller lui chercher un jean. Un vêtement que tu aurais remarqué immédiatement, même dans ces conditions, mais que quelqu’un ne connaissant pas notre culture aurait pu trouver approprié.
Une jupe. »
La femme faisait la moue, mais ne semblait pas particulièrement surprise par les déclarations de Lisa. Lisa n’avait pas besoin de plus pour savoir qu’elle avait vu juste.
« Je suppose que cela lui a rappelé le bas d’une tunique et qu’il n’a pas réfléchi plus que ça, pensant prendre un vêtement unisexe. Il était courant pour les hommes de porter ce genre de vêtements dans plusieurs cultures durant l’Histoire. Et je ne compte que le passé, évidemment, je ne sais pas ce qui est populaire dans le futur.
Mais, si tu n’as pas voulu me révéler son nom, c’est qu’il doit venir du passé, et d’une époque assez connue de nos jours. Si je prends en compte le fait qu’il ait préféré la jupe aux pantalons du même rayon, et qu’il n’a pas su mettre correctement son jean, et vu le nombre de cultures antiques où la tunique était la tenue standard, il y a de bonnes chances qu’il vienne de l’Antiquité.
Je ne vais même pas lui faire l’affront de t’expliquer pourquoi je pense que c’est un guerrier ou un héros. Il le porte sur lui, sur son corps, dans sa manière de se tenir. C’est visible comme le nez au milieu de la figure.
Ah et bien sûr, je ne l’ai pas encore évoqué mais, contrairement à toi, il ne connaît pas le principe d’étiquette et n’a jamais pensé à les retirer ou les cacher. L’une d’entre elles dépasse du col de sa veste, avec le logo du magasin. Au cas où il me resterait le moindre doute sur l’emplacement de votre arrivée. »
« Est-ce que j’ai oublié quelque chose, Madame la voyageuse du
futur ?
— Non, je ne crois pas. C’est bien tout ce qu’il s’est passé depuis que
nous sommes arrivés ici. J’espère que tu es fière de toi au moins, tu
t’es donnée beaucoup de mal, dit-elle d’un ton expéditif. Si c’est tout
ce que tu avais à nous dire, je pense nous n’allons pas te retenir plus
longtemps. Je suis sûre que quelqu’un de ton intelligence et de ton
talent doit bien avoir des choses plus importantes à faire.
— Allons, allons, ne soit pas aussi mauvaise perdante. Si tu donnais la
peine, toi aussi, tu pourrais en faire autant, ironisa Lisa. C’est à ta
portée, j’en suis convaincu. Il faut seulement que tu fasses un peu plus
attention aux personnes qui t’accompagnent… et à tout le reste. »
La femme ne répondit pas, mais la violence de sa réaction surprit Lisa. Son visage prit une couleur sombre, bien plus que durant leur discussion, et ses yeux brûlait d’une rage non dissimulée. Les contours de sa bouche étaient tirés, comme si elle se retenait de lui hurler dessus. L’humiliation que Lisa lui faisait subir commençait à la pousser à bout.
Même si elle n’était pas aussi enragée que son double, Lisa sentait elle aussi la colère monter en elle. Au fur et à mesure qu’elles parlaient, l’arrière-goût amer qu’elle avait ressenti dès le début n’avait fait que s’accentuer. C’est donc cela qu’elle allait devenir ? Stupide, inattentive, médiocre… Comment quelqu’un avec ses capacités avait pu tomber si bas ? À sa place, Lisa n’aurait eu aucun mal à se faufiler dans l’école sans se faire voir. Elle n’aurait pas laissé passer les indices sur son partenaire ou sur elle. Et, si elle avait été prise sur le fait, elle ne se serait pas entêté à nier l’évidence. Il devait y avoir quelque chose qui manquait pour comprendre cette femme.
Les deux femmes se dévisageaient avec une haine grandissante, quand une voix les interrompit.
« Moi aussi, je reconnais cette veste… » déclara Sarah.
Lisa se retourna vers Sarah, surprise par le ton de sa voix. Cette dernière était restée silencieuse durant tout ce temps, et fixait l’homme, une expression étrange sur le visage.
« Elle n’est pas censée descendre jusqu’au niveau des cuisses, elle
devrait lui arriver au niveau des genoux normalement, dit-elle, en se
rapprochant de l’inconnu.
— Tu as l’air de vraiment bien la connaître, constata Lisa, un peu
décontenancée par son attitude.
— Un peu, oui ! Je voulais me l’acheter quand j’aurais un peu économisé
! Je l’avais repéré il y a quelques semaines. Ça aurait été mon cadeau
pour la fin des examens ! Regarde un peu comment ça lui met en valeur
les épaules, on dirait qu’elle a été faite pour lui. Elle lui va mieux
qu’à moi alors qu’elle n’est même pas à sa taille. Comment je suis
censée la porter moi maintenant ! De quoi je vais avoir l’air à côté
! »
Outrée, Sarah le regardait avec un mélange de rancœur et d’amertume, comme si elle attendait qu’il s’excuse ou qu’il lui enlève la veste. Même s’il restait égal à lui-même, Lisa pouvait sentir le trouble de l’inconnu. Il n’avait probablement aucune idée de comment réagir mais semblait vouloir éviter de parler autant que possible.
La femme les regardait avec un mélange de surprise et d’incrédulité, qui avait temporairement remplacé la colère. On pouvait presque entendre les rouages tourner dans son cerveau. Sarah poussa un long soupir de désarroi.
« Vous allez rester ici longtemps ? » demanda-t-elle, comme si elle estimait combien de temps elle allait devoir attendre avant de pouvoir s’offrir sa veste et ne pas avoir à faire face à son nouveau rival.
Lisa se surprit à écouter très attentivement la réponse. Le mystère avait été tellement fascinant et la bataille entre elle et son alter ego tellement prenante, qu’elle en avait presque oublié qu’elle ne savait presque rien de la raison de leurs présences ici. Elle s’était tant concentrée sur qui ils étaient, d’où il venait et ce qu’il avait fait, qu’elle ne s’était pas posé la question tout aussi importante de ce qu’ils comptaient faire.
« Nous serons repartis avant la fin de la semaine », répondit la femme d’un ton égal.
« Ils vont donc rester quelques jours au moins… C’est relativement long », pensa Lisa.
Son cerveau s’activa. Ils avaient tout fait pour arriver à l’école le plus tôt possible, probablement pour y rencontrer quelqu’un avant qu’il ne parte. Elle passa en revue les différents clubs et personnes restantes dans le lycée. Le lundi, il n’y avait beaucoup d’activités extra-scolaires. Et cette semaine, pour diverses raisons, dont les examens approchants, elles avaient été toutes annulées. Sarah et Lisa étaient donc les dernières à sortir, à l’exception du concierge et du proviseur, qui avait tendance à rester tard le soir.
Lisa commença à rire en réalisant l’absurdité de la situation.
« Tu ne mentais donc pas tout à l’heure ! Nouvelle professeure et nouveau concierge, c’est bien pour ça que vous êtes là ! Vraiment ? Lui, un concierge ? Tu n’as rien trouvé de mieux ? Et vous vous êtes autant dépêché pour ça ? »
La femme la considéra un long moment en silence, la regardant droit dans les yeux. Quand elle reprit la parole, son ton était aussi froid que de la glace.
« Tu es insupportable. Une véritable plaie. Rien qu’à voir ton
sourire prétentieux, je n’ai qu’une envie, c’est de te gifler pour te
remettre les idées en place.
— Qu’est-ce que tu attends, alors ? la provoqua Lisa. Essaye un peu pour
voir. Touche-moi, je te fais passer ton petit séjour en garde-à-vue. Tu
pourras tirer un trait sur tout ce que tu comptais faire ici. »
Du coin de l’œil, Lisa pu voir l’homme se tendre légèrement. Il avait l’air de prendre la menace au sérieux. Son alter ego se rapprocha d’elle. Elle avait retrouvé son calme, mais Lisa connaissait suffisamment ses propres traits pour savoir que derrière le visage détendu et le petit sourire qu’elle affichait, elle bouillait encore intérieurement. Pourtant, il avait autre chose que de la colère. Une espèce de joie malsaine et destructrice.
« En voilà une pensée amusante. Tu parles beaucoup, mais à part la marque de nos vêtements, tu ne sais pas grand-chose. Je ne pense pas que tu réalises ce que tu dis.
Ne t’inquiète pas. Bien que j’en meure d’avis, je ne vais pas te gifler. Je n’en ai pas besoin.
En fait, je n’ai besoin de rien faire pour te faire tomber de ton piédestal. J’avais encore quelques doutes avant de venir ici, mais tu as réussi à tous les balayer en quelques minutes à peine.
J’espère que tu profites de ce moment. De cette sensation de supériorité que tu ressens. De cette ivresse d’avoir raison. Tu devrais. Ça ne durera pas.
Il ne te reste que 4 jours. 4 jours avant que cette vie ne touche à sa fin. »
Le silence régnait dans la cour. Lisa détourna rapidement les yeux de son alter ego, pour jeter un coup d’œil sur les autres. L’homme n’avait pas bougé, ni parlé, mais semblait confus par la tournure des événements. Il n’avait probablement pas l’habitude de voir sa partenaire dans cet état. Sarah était pétrifiée et regardait la situation se dégrader avec horreur. Même si elle n’avait pas élevé la voix, le ton de l’autre Lisa ne laissait pas de place à l’interprétation.
Lisa resta silencieuse, son double n’avait pas encore fini de dire ce qu’elle avait à dire.
« Dans 4 jours, tu connaitras ton premier revers. Cela sera la plus terrible défaite de toute ta vie. Ton plus grand échec. Ta pire honte.
Il n’y aura personne pour te sauver. Personne pour t’aider. Personne pour te plaindre. Personne sur qui rejeter la faute. Juste toi. Tu seras seule et tu seras impuissante. Il n’y aura rien que tu pourras faire, rien que tu pourras dire. Toutes tes compétences et ton talent, que tu tiens en si haute estime, ta mémoire parfaite, tes connaissances, ton intellect, rien de tout cela ne suffira. Ton monde s’écroulera et t’emportera.
Dans 4 jours, la petite prétentieuse que j’ai en face de moi, qui se pense si meilleure que tout le monde, mourra et laissera place à ce que je suis, cette femme que tu regardes de haut et que tu méprises aujourd’hui.
Et je serais là. Quand tu débattras et que niera l’inévitable, je serais là. Quand tu tenteras de rejeter la faute sur n’importe qui d’autre, je serais là. Quand tu devras faire voler en éclat toute ta conception du monde, je serais là. Je n’en perdrai pas une miette. »
Elle ne moquait pas de Lisa. Elle ne disait pas cela juste pour la déstabiliser ou pour reprendre l’avantage dans la discussion. Ce n’étaient pas des menaces en l’air. Elle était tout à fait sérieuse. Lisa ne doutait pas un seul un instant que cette prophétie n’était que la pure vérité.
« Qu’est-ce que tu en dis ? Qu’est-ce que je gagnerai à te frapper maintenant, alors que je peux juste attendre et voir ça de mes propres yeux ? »
Lisa ne répondit pas. Elle se contenta de lever la tête et, après quelques secondes à contempler le ciel nuageux en silence, prit une grande inspiration.
Puis elle explosa d’un rire franc et libérateur.
« C’est donc ça ! » s’écria-t-elle.
— Tu ne me crois pas ? lui demanda la femme.
— Au contraire ! J’en crois chaque mot ! »
Lisa souriait. Elle aurait dû être terrifiée par les paroles de la femme, mais au contraire, elle les trouvait réconfortantes. L’incompétence de cette femme n’était pas due au hasard. Toutes les choses qu’elle ne comprenait pas, tiraient leurs racines d’une seule et unique raison, qu’elle commençait à entrevoir.
« C’est ça qui a fait que tu es devenue celle que tu es devenue. C’est pour ça que tu es là !
Dans 4 jours, ce qui t’a brisé viendra essayer de me briser. Je te crois sur parole. Ma plus terrible défaite ? Mon monde s’écroulera ? La manière dont tu en parles donne froid dans le dos. Mais je ne suis pas si effrayée que cela, vois-tu. Peut-être que tu pourrais m’en dire plus pour me faire réaliser l’horreur de ce qui m’attend ? Me décrire ton calvaire plus en détail que je comprenne mieux.
Est-ce que tu t’assommais de médicaments pour essayer d’avoir au moins une nuit tranquille ? Est-ce que tu te réveillais quand même dans ton lit en hurlant ? Est-ce que tu te regardais dans le miroir en te demandant comment ta vie a pu tourner ainsi ? Combien de scénarios différents as-tu joués dans ta tête pour tenter de trouver une solution ? Avec ta mémoire, ajouta-elle en riant, cela a dû être un véritable enfer. »
Euphorique, Lisa laissa s’échapper une exclamation de joie.
« Je viens même de réaliser pourquoi tu fais autant d’erreurs aussi évidentes ! Ce n’est pas que tu ne te souviens pas. C’est que tu essayes de réprimer tes souvenirs ! Avec la manière dont notre esprit fonctionne, tout ce qui est suffisamment proche de ton trauma doit immédiatement le faire remonter à la surface dans ses moindres détails. »
La femme n’avait pas encore répondu. Lisa pouvait encore voir de la colère dans ses yeux dès qu’elle les croisait, mais ce n’était pas avec la même intensité qu’avant. Au contraire, elle semblait lentement se résigner. Lisa continua.
« Une quinzaine d’années passée à ruminer, se morfondre sur le passé,
repasser en boucle ton échec, je ne sais combien de médicaments pour
t’apporter un peu de réconfort. Tu n’es plus que l’ombre de celle que tu
étais avant. J’avais peur de devenir comme toi, sans véritable raison,
mais il semble bien qu’il y en ait une après tout.
— Et qu’est-ce que ça peut bien changer, hein, dis-moi ? répondit son
alter ego, sans essayer de nier. Si j’ai échoué, tu échoueras, c’est
aussi simple que ça.
— C’est la conclusion à laquelle tu es arrivée. Tu as échoué. Et malgré
tout tes efforts, tu n’as pas trouvé de solution après. Mais ça
ne veut pas dire que tu n’aurais pas pu trouver de solution
avant. Nos deux situations sont loin d’être identiques. »
L’autre Lisa exhiba un faux sourire.
« La seule différence entre nos deux situations, c’est que je sais à
l’avance ce qu’il va se passer. Mais cela ne peut t’aider que si je veux
bien le partager avec toi. Je suis ta seule porte de sortie. Si tu tiens
vraiment à t’en sortir, tu ferais mieux de te montrer un peu plus
agréable. Qui sait, avec quelques excuses sincères, et en demandant
poliment, peut-être que je consentirais à te donner quelques
conseils.
— Ne sois pas si sûre de toi, ça me donne la nausée. Tu es celle qui a
échoué, je te rappelle. Et tu es aussi celle qui a abandonné. Je n’ai
pas besoin que tu me dises quoi que ce soit et j’ai encore moins besoin
de tes conseils. Tu as fait tout ce que tu avais à faire en venant ici
et en me prévenant. Maintenant, contente-toi de rester en hors de mon
chemin.
— Tu te crois capable, uniquement par ma présence et ce que tu pourras
en déduire, de résoudre une affaire que je n’ai pas pu résoudre en 15
ans ? Tu te penses véritablement si supérieur à moi ?
— Évidemment. Que ça soit 15 ans, 100 ans ou 1 000 ans, ça n’aurait rien
changé. Tu as eu plus de temps, mais tu es devenue incapable d’y
réfléchir correctement. Tu es enfermée par ce qu’il s’est passé, et par
ton échec. Je n’ai pas ce problème.
— C’est insensé, même pour toi. Tu devrais simultanément arriver à te
jouer de moi et me manipuler pour en apprendre le maximum, sans pour
autant passer à côté du moindre indice de la véritable affaire.
— Quand je vois ce que j’ai en face de moi, ça ne me semble pas si
difficile. Pourquoi ne pas te soumettre à un petit test, si tu en doutes
? Ce serait l’occasion de me faire ravaler mes paroles.
— … Je t’écoute. »
Lisa ferma les yeux et replongea dans ses souvenirs pour trouver une énigme de son quotidien qu’elle n’avait pas encore résolu. Quelque chose qui soit suffisamment éloigné d’aujourd’hui, pour que son alter ego puisse utiliser sa mémoire pleinement. Peu importe s’il y avait une réponse, car plus qu’un test, c’était une compétition entre elles. Elle finit par en trouver une qui pouvait convenir.
« Il y a 5 mois exactement, jour pour jour, Tom avait acheté un paquet de bonbons. Combien en avait-il mangé quand je suis passée devant sa salle de classe ? »
Sans se quitter du regard, les deux femmes firent appel à leurs mémoires. L’évènement était plus récent pour Lisa et elle y arriva un peu plus rapidement. Cependant, leurs mémoires étaient telles que Lisa doutait que cela lui donne un avantage sur son alter ego.
Elle avait entraperçu les bonbons durant l’après-midi, quand elle était passée devant la salle de classe. Il faisait sombre ce jour-là et l’éclairage venait davantage des lampes de la salle que de l’extérieur. L’image qu’elle en avait était brouillonne. Elle était passée rapidement devant, et n’avait jeté qu’un rapide coup d’œil dans la salle de classe.
Tom riait et avait dispersé les bonbons sur sa table. C’était de petits bonbons un peu durs, mais que l’on pouvait croquer immédiatement. Il adorait ce genre de bonbon et en mangeait régulièrement. Ils étaient tous de la même forme, avec des couleurs différentes. Ces bonbons se trouvaient en paquet de 15, de 30 ou de 50 bonbons. Même si elle ne pouvait pas voir l’entièreté de la table, caché par un élève qui se tenait devant, elle compta 8 bonbons, mais aucune trace du sachet.
Se repassant plusieurs fois son souvenir comme une vidéo, Lisa remarqua que Tom venait tout juste de partager son butin. Plusieurs personnes dans la salle de classe avaient aussi ces bonbons en main. Elle compta 4 bonbons supplémentaires et un qui était déjà en bouche. En tout, cela faisait donc au moins 13 bonbons que Tom n’avait pas pu manger. Il lui fallait encore trouver le sachet pour savoir combien de bonbons il y avait en tout.
Elle finit par le dénicher. Il était dans la poubelle. Le devant du paquet n’était pas visible et les différentes variations étaient suffisamment similaires pour qu’elle ne puisse savoir avec certitude duquel il s’agissait. Cependant, il était bien positionné et une partie du code-barre était visible. Cela suffisait. Elle parcourut sa mémoire et retrouva les code-barre des trois paquets. Puis elle les compara à l’image de son souvenir.
Il n’y avait qu’un seul code barre qui pouvait correspondre à ce qu’elle avait vu. Il s’agissait du paquet de 30 bonbons.
« Sacré coup de chance, quand même… » dit la femme, comme répondant aux pensées de Lisa.
La femme savait pertinemment que Lisa avait choisi ce challenge sans savoir s’il y avait une solution. Si le sachet n’avait pas été positionné comme ça, si la poubelle avait été un peu plus loin ou si elle ne l’avait pas vu, le problème aurait probablement été insoluble.
Elles en étaient à peu près au même point et avait suivi un chemin similaire dans leurs réflexions. Leurs regards se croisèrent et, presque involontairement, elles échangèrent un petit sourire.
Lisa goûtait pour la première fois à la sensation d’avoir une égale en face d’elle. Personne d’autre n’aurait pu les suivre dans les réflexions qu’elles étaient en train d’avoir actuellement. Il lui était arrivé de se sentir seule et isolée. Et même si elle méprisait cette femme, c’était la première fois qu’elle rencontrait quelqu’un qui avait des capacités comparables aux siennes. Quelqu’un qui, comme elle, voyait et expérimentait le monde d’une manière que les autres ne pouvait pas imaginer.
Ce moment de complicité ne dura pas et les deux replongèrent dans leurs souvenirs. Il y avait donc 30 bonbons. Si elle en croyait la scène qu’elle voyait, Tom venait à peine de commencer à les partager. Il y avait de grandes chances qu’il avait mangées tous les bonbons manquants. En comptant ceux qu’il restait, elle obtiendrait ceux que Tom avait déjà mangés… Pour l’instant, cela faisait 17 bonbons.
C’était beaucoup, mais ce n’était pas forcément surprenant. Tom ne savait pas se retenir et avait tendance à les manger compulsivement. Et il avait peut-être déjà mangé sur le trajet. Elle jeta un dernier coup d’œil global sur l’image.
Sept autres tâches floues s’imposèrent à son regard mental. Sept autres bonbons qui n’auraient pas dû être là où ils étaient, plus petits et plus ternes qu’ils ne devraient l’être, presque invisibles dans son souvenir. Elle regarda plus attentivement, vérifiant s’il ne s’agissait pas simplement d’effet de lumière ou d’une espèce d’illusion visuelle. C’était le cas, effectivement, et pourtant…
« Dix-huit. »
La femme donna sa réponse. Leur réflexion n’avait duré qu’une petite minute, tout au plus. Sarah et l’inconnu, tous deux parfaitement incapable de participer à l’affrontement ou de savoir qui avait l’avantage sur qui, les regardaient en silence.
« Dix-huit. C’est le nombre de bonbons que Tom avait mangé quand je
suis passée devant sa salle de classe.
— Tu es bien sûre de toi ? demanda Lisa, un sourire aux lèvres et le
regard dans le vide. Tu devrais peut-être y réfléchir un peu plus. Il
n’y a pas de raison de se précipiter.
— Réfléchis-y aussi longtemps que tu veux. J’ai ma réponse. Il ne manque
que la tienne. »
Tout dans sa voix et son attitude indiquait qu’elle avait une confiance absolue dans sa réponse. Une confiance que Lisa savait mal placée. Elle prit un instant supplémentaire pour revisualiser la scène. L’image était floue, mais le contexte permettait de deviner ce qu’elle ne pouvait pas voir. Aucune erreur n’était possible.
« Douze. »
Un moment de silence s’ensuivit.
« Alors ! Tu veux qu’on l’on repasse ensemble sur les six qui t’ont
échappée ? se moqua ouvertement Lisa.
— … C’est ta réponse ? se força à répondre la femme d’une voix
faible.
— N’essaie pas de faire comme si de rien n’était. Nous avons toutes les
deux décompté les bonbons restants à partir du nombre total de bonbons
dans le sachet. Pour peu qu’elle n’ait pas confondu un bonbon avec autre
chose, celle qui donnera le nombre le plus bas sera forcément la plus
proche de la vérité. Tu le sais aussi bien que moi.
Tu as failli me surprendre pendant un moment. Je n’aurais pas pensé que tu aurais pu trouver et identifier le paquet aussi vite. Mais il semblerait bien que cela n’ait été qu’un coup de chance.
Donc, je te repose la question : est-ce que tu veux qu’on l’on repasse sur les six bonbons qui t’ont échappée ? »
L’autre Lisa se mura dans son silence, gardant un visage de marbre, mais il ne s’agissait que d’apparence. Dans un concours équitable, où elles étaient sur un pied d’égalité, elle avait perdu. Et assez largement qui plus est.
Sous le regard de son partenaire qui n’avait pas arrêté de la fixer depuis un moment, elle inspira profondément. Lisa eut l’impression qu’elle voulait dire quelque chose, pour se défendre ou trouver une excuse, mais elle resta étrangement silencieuse, se contentant de lui jeter un regard froid. L’esprit combatif qu’elle avait montré semblait s’être volatisé.
C’était finalement assez simple. Lisa avait raison depuis le début. Elle n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été.
« Si tu étais moins irritante, j’aurais presque pitié de toi. Je vais abréger ton calvaire. Il y a 4 bonbons dans les mains des différents élèves, tu as raison. Sur la table, directement visible, il y en a 8. Sur un sachet de 30 bonbons, on arrive effectivement à 18 bonbons que l’on ne voit pas et qui aurait donc été mangé par Tom.
Il y en a un de plus qui est déjà dans la bouche d’un élève. Je serais prête à t’accorder le bénéfice du doute sur celui-ci, je peux comprendre pourquoi tu ne l’aurais pas compté. On ne le voit jamais clairement. Mais vu la position de l’élève, qui s’éloigne de la table de Tom en mâchant quelque chose de coloré, il n’y a pas réellement de doute à avoir.
Ce que tu aurais dû voir et compter, par contre, c’est qu’il y en a 5 autres sur la table, qui ne sont pas visibles directement. La table de Tom est adjacente à la fenêtre. Avec la couleur vive des bonbons et la lumière de la salle plus forte que celle de l’extérieur, on peut distinguer des reflets très faibles de petites billes colorés. Il y en a 7. Sur ces 7 reflets, en s’appuyant sur leurs positions respectives, on peut voir que deux sont des reflets de bonbons que l’on voit déjà et qu’il y a donc 5 bonbons de plus sur la table.
En tout, je peux retrouver 18 bonbons sur ce sachet de 30. Autrement dit, Tom n’a pas pu en manger plus de 12.
Maintenant, dis-moi : est-ce que tu n’as simplement pas pensé à regarder les reflets ou est-ce que tu ne peux pas les voir ?
Parce que je suis véritablement curieuse. Je ne te pense pas assez maligne pour observer en détail les reflets sur les fenêtres, c’est vrai. Pas avec toutes les erreurs que tu as commises jusqu’à présent. J’ai moi-même mis un peu de temps à les remarquer. Mais je soupçonne aussi que la dégradation de ta mémoire ne se limite pas qu’aux souvenirs proches de ton trauma. J’ai l’impression que, dès que tu vas un peu trop dans les détails, volontairement ou non, le souvenir t’échappe.
J’ignore si c’est purement psychologique, ou si cela peut provenir d’un quelconque cocktail de somnifère ou d’antidépresseur que tu aurais pris. Je te demanderais bien ce que tu en penses, mais je doute que tu veuilles me répondre ou même y repenser. »
L’autre Lisa la considéra en silence, sans répondre. Comprenant qu’elle n’allait plus avoir de répondant en face d’elle, Lisa cessa de chercher le conflit et retrouva son sérieux.
« Au final, on a probablement le même but, toi et moi. C’est
peut-être le plus ironique dans tout ça. Si tu es là, c’est pour
corriger ton échec. Le même échec qui se trouvera bientôt sur ma route.
Et je dois dire que, de ce que je peux voir de ce qui t’est arrivé, je
n’ai pas forcément envie de subir le même sort.
— Je suis prête à te laisser une dernière chance, lui répondit son alter
ego. Se dire que l’on a commencé du mauvais pied et laisser tout cela de
côté. Repartir de zéro, avec mon aide. C’est ta meilleure option.
— Tu peux toujours courir ! Je te l’ai déjà dit, je ne veux pas de tes
conseils, et je n’ai pas besoin de l’aide d’une version inférieur de
moi. Je ne suis pas suffisamment hypocrite pour faire semblant
d’accepter. Rien que l’idée de devoir travailler avec toi me donne envie
de vomir… »
Sa bonne volonté foulée au pied et sa défaite à la vue de tous, son alter ego resta silencieuse un long moment. Elle baissa la tête avant de se mettre à pouffer doucement.
« Il n’y a vraiment aucune autre issue à tout ça, hein ? Je m’en doutais avant de venir ici, mais ça ne pourrait pas être plus clair maintenant ! C’est comme cela que ça doit se passer et c’est comme cela que ça se passera. Tu es trop toi et je suis trop moi pour qu’il en soit autrement.
Même si je voulais t’aider à l’affronter ou t’y préparer, il n’y a rien que je puisse faire. C’est pire que ça, il n’y a rien que tu me laisseras faire !
Tu n’y échapperas pas, ricana la femme. Tu peux te battre seule si ça te chante, mais tu ne peux pas gagner seule. Si, comme tu sembles le penser, j’étais venue changer le passé, alors je serais désespérée, tu peux me croire. Tu serais incapable de sortir de la tombe que tu es en train de te creuser, quand bien même on te lancerait une corde ! »
Son attitude et ses expressions avaient changé du tout au tout. Ça aurait été subtil pour quelqu’un qui venait de la rencontrer, mais pour Lisa, qui connaissait ses propres traits mieux que personne, le changement était évident. Sarah semblait l’avoir remarqué elle aussi et Lisa entendit une expression étouffée derrière elle.
Elle avait depuis le début une sensation désagréable, un vague malaise, comme si quelque chose ne collait pas, qu’elle ne se reconnaissait pas. Elle avait fini par attribuer cette sensation au fait que cette femme ne s’en était jamais remise des événements qu’elle avait vécus et qu’elle avait profondément changé.
Il y avait une part de vérité dans tout ça, à l’évidence, mais elle se rendait désormais compte à quel point son double avait joué la comédie durant toute leur discussion et s’était refoulée, pour une raison qui lui échappait encore.
« Et moi qui te pensais sincère avec tes belles paroles de travail
d’équipe, ironisa Lisa. J’avais presque commencé à penser que tu n’avais
que de bonnes intentions envers moi…
— Des intentions envers toi ? Tu surestimes lourdement ton importance.
Je n’ai jamais eu aucune « intentions » te concernant. Tu fais partie du
décor, ça ne va pas plus loin. Rien de plus qu’une pauvre gamine vivant
dans son petit monde, qui se félicite de pouvoir deviner les détails les
plus inutiles de son quotidien. Si on t’enlève ces belles déductions
sans intérêt, si ta mémoire et ton intelligence ne sont plus si hors du
commun, qu’est-ce qu’il reste de toi et de ce que tu as fait de ta vie,
hein ?
— Toi apparemment.
— Bientôt toi aussi alors ! »
La femme éclata de rire. Même si Lisa essayait de rester sur ses gardes, se méfiant du changement abrupt de personnalité de son double, cette remarque fut de trop pour elle.
« Reste à ta plac…
— Quoique je suppose que tu n’as peut-être pas si tort que ça, tout
compte fait, la coupa son alter ego, toujours hilare. Ça faisait un
sacré bout debout de temps que je n’avais pas compté une poignée de
bonbons avec autant d’attention.
— Tu ferais mieux de ne pas me pousser pas à bout…
— Ou quoi ? Tu vas de nouveau me démontrer ta soi-disant supériorité ?
Qu’est-ce que ça va être cette fois ? La couleur des chaussettes de ton
voisin il y a 3 ans ? Ou alors le nombre de canettes dans la poubelle de
ta salle de classe ? C’est bien tout ce que tu sais faire, il
semblerait. Malgré tout ce que tu peux penser de moi, tu n’es pas la
plus déçue de nous deux, je te l’assure.
— Peut-être pas… Mais, de nous deux, mais je suis celle qui peut le
plus.
— Et qu’est-ce que ça veut dire ça, hein, exactement ? »
Lisa faillit répondre immédiatement sous l’effet de la colère, mais se reprit en se rendant compte de la gravité de ce qu’elle allait dire. Elle hésita une seconde.
Elle trouvait son double détestable et pathétique au plus haut point, et pour l’instant, elles n’avaient fait que se quereller et se disputer violemment. Elles se haïssaient mutuellement, mais, d’une certaine façon, ça n’allait pas plus loin. Dans le pire des cas, elles s’ignoreraient pendant quatre jours, en se lançant des regards mauvais et en se détestant cordialement. Il n’y avait rien d’irréparable.
Par contre, si elle prononçait les mots qu’elle s’apprêtait à prononcer, elle brûlerait alors les ponts de manière définitive. Il n’y aurait pas de retour en arrière possible. Aucune excuse ne suffirait. À la place de son double, elle ne pardonnerait jamais de telles paroles. Ce serait une véritable guerre ouverte.
Son alter ego n’était pas dupe non plus. Sa question n’était pas innocente. Elle voulait probablement savoir jusqu’où elle était prête à aller.
Rationnellement, il y avait peu de chance qu’une telle décision soit à son avantage. Elle aurait déjà suffisamment à faire. Au mieux, peut-être qu’elle en apprendrait un peu plus si son double lui était ouvertement hostile. Au pire…
Lisa sentit un sourire amer monter sur ses lèvres et disparaître presque immédiatement. Il n’y avait pas de « pire ». Son alter ego ne pouvait pas lui être complétement hostile et essayer de la tuer. Elles étaient liées.
Elle releva la tête et défia la femme du regard.
« Je ne suis pas encore totalement sûre de comment ce voyage dans le temps fonctionne et de ses règles, mais je suis au moins convaincue une chose. Tu marches sur une ligne très très fine.
Tu essayes de modifier le futur suffisamment pour réparer les choses, mais sans aller trop loin. Il y a des choses qui doivent se produire, des choses que tu ne peux pas empêcher, sans quoi tu ne pourrais pas être là maintenant. Tu serais remplacée par une autre Lisa, la version de nous que je deviendrai.
Je te l’ai dit, nos situations ne sont pas identiques. Tu ne peux pas te permettre de modifier trop le passé…
Mais moi, je peux. »
Lisa se tut pendant un moment, fixant la femme, la menace suspendue dans les airs. Elle avait déjà pris sa décision depuis un moment, mais cela ne faisait que la rendre plus simple. Si elle réussissait, elle restait ce qu’elle était et profitait pleinement d’au moins 15 ans de sa vie. Sinon, le résultat était devant elle.
Elle n’avait rien à perdre.
Le sourire de son double disparut presque instantanément. Elle pouvait lire sur le visage de son alter ego les émotions qui se battaient en elle et qu’elle essayait de cacher. De la colère, de la résignation, de la haine, du dégout.
De l’appréhension.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Si tu penses vraiment que je suis si incapable que ça, tu n’as aucune raison d’avoir peur.
Après tout, qu’est-ce qui pourrait bien arriver ? Tu l’as dis-toi même, si tu as échoué, j’échouerais. Je ne pourrais pas y échapper. Je fais partie du décor, rien de plus.
Tu n’as rien à craindre ! Quoi que ce soit qui m’attende, je doute que compter de petits bonbons dans les reflets d’une vitre m’aide beaucoup.
Il ne te reste plus qu’à espérer que mon destin est aussi inéluctable que tu le prétends. Que tu as bien exploré toutes les possibilités, que tu n’as manqué aucun détail.
Sinon… »
Lisa se rapprocha du visage de la femme, se plaçant à quelques centimètres d’elle. Ignorant le mouvement de recul de son double, elle posa son bras sur son épaule et rapprocha sa bouche de son oreille.
« À quoi ça peut bien ressembler, à ton avis ? lui chuchota-t-elle, suffisamment bas pour que personne d’autre ne puisse entendre. Ça doit être différent de simplement mourir, non ? Est-ce que tu penses que tu pourras le sentir approcher ? Ou est-ce que ça arrivera sans prévenir ? Un instant, tu seras là et le suivant, tu disparaitras, perdue dans le temps. C’est comme ça que je l’imagine en tout cas.
Le monde entier t’oubliera. Je te remplacerai en tout. Je serais celle que tu as voulue être toutes ces années. Tout sera pour le mieux, comme si tu n’avais jamais existé.
Car c’est exactement ce qui se sera produit : tu n’auras jamais existé. »
Satisfaite, Lisa la lâcha et se recula. La femme essayait de le cacher, mais sa tirade avait fait son effet. Elle porta une main tremblante à son oreille, comme pour la protéger. En fait, tout son corps frissonnait et sa respiration était irrégulière.
« Allez, vas-y ! s’exclama Lisa. Le directeur ne devrait pas tarder à partir. C’est pour ça que vous êtes là, non ? On se reverra demain de toute façon. Fais de beaux rêves, Madame la nouvelle professeure. »
Sans plus de cérémonie, Lisa leur tourna le dos et s’éloigna. Sarah murmura un « bonne soirée » et suivit Lisa.
En leur faisant au revoir d’un geste du bras, sans se retourner, Lisa s’adressa à son alter ego une dernière fois.
« Que la meilleure gagne. »
Le lendemain, Lisa arriva plus tôt que d’habitude à l’école. Si quelque chose s’était produit dans la nuit, elle voulait être la première sur les lieux. Elle explora rapidement les couloirs, mais ne trouva rien qui sortait de l’ordinaire.
Elle prit soin de minutieusement regarder chacun des moindres recoins de l’école. Ainsi, elle aurait un point de repère et pourrait facilement savoir si quelque chose a été modifié, ajouté ou déplacé. Elle avait, de même, été plus attentive à ce qui l’entourait sur le chemin de l’école. Elle s’était assurée d’avoir une image mentale assez récente d’à peu près tous les environs, faisant des détours si nécessaire.
Elle n’était pas sûre de où, ni quand exactement prendraient place les événements que lui avait décrits son alter ego, et il était plus prudent de se préparer tant qu’elle le pouvait. Ça ne sera probablement pas de trop quand le moment viendra.
Satisfaite de son inspection et constatant qu’il n’y avait rien de plus à faire pour le moment, elle se dirigea vers sa salle de classe et attendit tranquillement, assise à son bureau.
Sarah fut une des premières à arriver, elle aussi plus en avance que d’habitude. Après s’être dit bonjour, leur conversation dériva presque immédiatement sur la rencontre de la veille.
« Tu l’as vu ce matin ? demanda Sarah. La femme d’hier.
— Non, pas encore. Mais il est encore tôt.
— Tu penses qu’elle va venir ?
— C’est sûr et certain. »
Sarah digéra la réponse, passant une main dans ses cheveux et jouant avec une mèche. Ses traits étaient tirés ; elle n’avait probablement pas très bien dormi cette nuit. Il était évident qu’elle voulait reparler de ce qu’il s’était passé hier, mais qu’elle ne savait pas comment aborder le sujet. Même si Lisa trouvait sa manière de tourner autour du pot ridicule, elle ne voulait pas non plus la brusquer pour rien et avait décidé de se borner à répondre aux questions qu’elle lui poserait.
La veille, après être sorties des murs de l’école, elles n’avaient pas parlé beaucoup plus et Sarah s’était contenté de l’accompagner jusque devant son immeuble. Elle lui avait ensuite demandé si elle avait besoin de quoi que ce soit. Si peut-être, Lisa voulait passer la nuit chez elle, avec sa famille, pour ne pas rester seule. Lisa avait poliment refusé et lui avait assuré que ce n’était pas nécessaire.
« Et toi, ça va ? Tu as réussi à dormir ? demanda Sarah, tentant de
continuer la conversation.
— Bien sûr. Qu’est-ce qui m’en aurait empêché ? »
Ce n’était que la moitié d’un mensonge. Lisa n’avait eu aucune angoisse, ni aucun remords après l’incident et elle s’était couché l’esprit tranquille. Pourtant, l’excitation et l’envie d’être à demain l’avait vite rattrapé et elle était restée éveillée jusqu’à tard dans la nuit, à échafauder plans et théories. Elle s’était levée avant même que son réveil ne sonne, se jetant presque en dehors de son lit.
Sarah continuait de jouer machinalement avec ses cheveux, tirant dessus. Elle finit par rassembler suffisamment de courage pour se lancer.
« Tu sais… J’ai repensé à ce qu’il s’est passé hier… Tu ne penses pas
qu’on devrait appeler la police ?
— Et leur dire quoi au juste ?
— Je sais pas trop, je pensais que, peut-être, tu aurais une idée
?
— Tu me surestimes un peu là. Je ne me vois pas leur expliquer que mon
moi du futur est venue me menacer, sans me faire interner dans la
foulée. En plus, ce n’est même pas ça qui s’est produit, c’est moi qui
l’aie menacé au final…
— Et ses vêtements alors ? Ils sont volés. On ne pourrait pas juste la
dénoncer pour cambriolage ?
— C’est déjà beaucoup trop tard pour ça. Elle s’est certainement
débarrassé des étiquettes et des antivols à l’heure qu’il est. Ce n’est
pas très difficile quand on sait ce qu’on fait.
— Elle est venue ici sans rien, réfléchit tout haut Sarah, continuant de
chercher une solution. Elle ne doit pas avoir de papier à son nom, et
pas d’argent. Ou tout bêtement, ils ne doivent pas avoir la bonne date
ou le bon âge. Ça peut suffire, tu ne penses pas ? »
Lisa détourna le regard, embêtée. Les idées de Sarah, bien que maladroites, étaient loin d’être stupides. Si elle le voulait, elle pourrait probablement convaincre la police qu’il y avait quelque chose de louche avec son alter ego, et réussir à la placer en garde en vue. Le simple fait qu’elle soit apparue de nulle part, sans papiers et n’apparaissant dans aucun registre, devrait effectivement suffire à lancer une enquête.
Cependant, mettre son double derrière les barreaux ne l’avancerait pas plus que ça pour le véritable problème qui allait bientôt se poser. Cette femme était sa seule source d’information sur le futur et le plus pratique était de la garder proche d’elle pour l’instant. Mais ce n’était pas quelque chose qu’elle pouvait dire à Sarah sans y mettre les formes, sinon elle ne comprendrait pas. En plus de ça, si jamais son double se faisait attraper, cela risquerait de soulever des questions gênantes.
Elle se ressemblait trop pour que la question de leur relation ne se pose pas. Avec un peu de chance, elle pouvait se faire passer pour sa fille ou sa nièce, mais ça ne collait pas avec l’histoire qu’elle devait raconter à la police. Il suffisait qu’un inspecteur ou un policier soupçonne quelque chose et pousse l’investigation un peu plus loin. Puisqu’elle était son double génétique parfait, le moindre test biométrique, relevé d’empreinte ou test ADN montrerait sans aucun doute qu’il s’agit bel et bien de la même personne.
De là, la situation ne ferait qu’empirer avec des tests complémentaires et les conséquences seraient désastreuses. Lisa avait plusieurs théories sur le fonctionnement du voyage dans le temps, et aucune d’entre elles ne prédisait un résultat positif si le monde entier apprenait qu’il était possible. Si son double avait tenté de le cacher, il y avait une raison.
Ça la gênait de le reconnaître, mais elle n’avait pas le choix. Elle devait défendre son alter ego et protéger son secret, pour l’instant. Et quoiqu’il puisse se passer, elle ne pouvait pas se permettre de faire intervenir un organisme officiel ou d’autres personnes, les risques étaient beaucoup trop grands.
« Non, finit par répondre Lisa. Non, on ne peut pas. On a à peine
quatre jours et elle n’a rien fait de mal pour l’instant. Ça ne suffira
pas, on va manquer de temps.
— On ne peut quand même pas la laisser se balader dans la nature sans
rien faire. Imagine qu’elle essaye de s’en prendre à toi à cause de ce
que tu as dit hier…
— Tu n’as pas à t’inquiéter. Elle ne peut pas me faire de mal. Si jamais
elle le fait, cela l’affectera de la même manière. D’une certaine
manière, je suis même plus en sécurité que toi.
— Et depuis quand tu es une experte sur le voyage dans le temps, hein ?!
»
Surprise, Lisa releva la tête vers Sarah, toujours debout à côté de son bureau. Elle n’avait pas élevé la voix tant que ça, et personne d’autre dans la salle de classe n’y avait porté attention, mais le simple fait qu’elle s’énerve était rarissime. Sarah expira longuement pour se calmer.
« Je… Désolé… Je suis un peu sur les nerfs, c’est tout… Et je n’y
comprends rien, moi, à toute cette histoire. Je ne suis pas aussi
maligne que toi. Si elle est là et qu’elle dit ce qu’elle a dit, c’est
que tu ne peux pas changer le futur, non ? Tout ça s’est déjà produit
?
— Pas nécessairement. Il y a plusieurs possibilités. Mais elles se
résument assez facilement. Soit le futur peut être changé, soit il ne
peut pas l’être.
— C’est-à-dire ? »
Lisa prit un moment pour réfléchir. Elle allait parler de concepts plutôt abstraits et elle craignait que Sarah ne puisse pas suivre.
« Eh bien, si le futur peut être changé, c’est comme si elle venait
d’un univers parallèle identique au nôtre. Nous ne sommes pas exactement
la même personne. Elle est une autre version de moi, une alter Lisa si
tu veux. Tu peux l’appeler Lisadulte, ou Lisalter. Ou Alisa sinon, pensa
tout haut Lisa, mais c’est tout de suite plus banal…
— Oui, oui, peu importe. Alisa, c’est très bien, la coupa Sarah.
— Pour Alisa donc, ce qu’il se passe ici et maintenant ne l’affecte pas,
du moins pas immédiatement. Son passé est différent de mon futur.
Peut-être que dans son passé, hier, elle est rentrée chez elle
tranquillement, sans incident particulier.
— Qu’est-ce qui l’empêcherait de s’en prendre à toi alors ?
— Toutes les dettes doivent se payer à un moment. Si, par exemple, elle
me blessait et laissait une cicatrice sur mon visage, alors à un moment
ou un autre, d’une manière ou d’une autre, la cicatrice apparaîtra aussi
sur son visage. Quand et comment le temps s’actualise est la partie
variable de tout ça, mais le principe reste le même. Puisque au final,
je serais la nouvelle Alisa, tout ce qui m’affecte de manière
permanente, l’affectera un jour ou l’autre. »
Sarah se tut un moment pour réfléchir. Elle avait l’air de comprendre le concept et semblait réfléchir à autre chose.
« Est-ce que… hier…
— … Non, hier, elle n’avait aucune de cicatrice et elle se portait très
bien, répondit Lisa, amusée par la simplicité pratico-pratique de
Sarah.
— Hmm… Et tu crois que ça l’arrêtera ?
— Oui. Je ne suis pas suicidaire et ça n’a pas l’air d’avoir changé.
»
« Enfin, je dis ça, mais je me suis quand même menacée de mort
hier soir…, pensa-t-elle avec un sourire. Quoique, est-ce que
ça compterait comme un suicide ? Ce n’est pas vraiment un meurtre, car
c’est moi que je menace, mais ça n’est pas un suicide non plus, car si
je fais ça bien, je ne mourrais pas. Je ne pense pas
qu’il y ait de procédure judiciaire ou même de mots pour un meurtre sur
une autre version de soi fait en réécrivant le passé… Je pourrais en
inventer un. Comme autotempicide ou egoaltericide peut-être… Mmmh, le
dernier sonne plu…
— Et si le futur ne peut pas être changé ? la pressa Sarah, interrompant
ces réflexions futiles. C’est ce qu’elle avait l’air de vouloir dire
hier.
— Oh, ça serait ennuyant comme la pluie, il mieux vaut ne pas en parler,
blagua Lisa. »
Elle sentit un regard furieux se poser sur elle. Sarah n’était pas d’humeur à apprécier son sens de l’humour.
« Plus sérieusement, dans ce cas, il n’y a rien de plus à en dire. Le
futur ne peut pas être changé. Point. Peu importe ce que je fais ou que
j’essaye de faire, mon chemin est déjà tout tracé. Mes moindres gestes
et pensées sont déterminées à l’avance. Je n’ai aucun moyen de le savoir
et aucun moyen de l’éviter. Autant ignorer complétement cette
possibilité. Le résultat sera le même de toute façon.
— … Oui… Je suppose que si c’est toi qui le dit, dit Sarah, pourtant
loin d’être convaincue.
— Si tu savais qu’il y a une chance sur deux qu’un astéroïde détruise la
Terre à la fin de la semaine, est-ce que tu arrêterais de faire tes
courses ? S’il ne tombe pas, tu vas avoir besoin d’un frigo rempli pour
manger ce week-end. Et s’il tombe, eh bien, tant pis ! Il n’y avait rien
que tu puisses y faire de toute façon. Tu auras juste perdu une petite
semaine.
— Tu n’avais vraiment pas de meilleure analogie ?
— Ce n’est pas si terrible que ça. Si le futur ne peut pas être changé,
je deviendrai juste ce qu’elle est devenue, c’est tout. Ce qui, en soi,
est déjà assez terrible, mais c’est quand même mieux que de mourir. Et
cela veut aussi dire que Alisa est tout aussi bloquée que moi. Elle ne
peut rien changer et doit suivre l’histoire qui s’est déjà produite à la
lettre. »
Toujours inquiète, mais ne trouvant aucune faille dans sa logique, Sarah tourna la tête vers le côté et balaya d’un regard le reste de la salle de classe. Quelques élèves supplémentaires étaient arrivés et avaient commencé à discuter.
« Ce qui serait plus intéressant, continua Lisa, c’est que le futur
puisse être changé, mais pas n’importe comment.
— Hein ? Tu veux dire qu’il y aurait un manuel ou quelque chose comme ça
?
— Exactement. Peut-être qu’il faut réunir un certain nombre de
conditions pour que le futur soit modifié durablement. Ou peut-être
qu’il faut respecter certaines règles spécifiques.
— Comme quoi par exemple ?
— Bonne question… L’impact du changement, la manière dont il est
provoqué, le lieu, les personnes impliqués, la durée… Cela peut être
tout et n’importe quoi. Peut-être que certaines choses ne peuvent, ou ne
doivent pas être changés. Peut-être que, parce que je suis celle qui
fera le voyage, seul mon futur peut être modifié. Peut-être que je ne
peux pas rendre impossible ce qu’il s’est déjà produit pour nous. Par
exemple, nous avons vu qu’Alisa n’avait pas de cicatrice au visage hier,
je ne peux donc pas m’en faire une au visage. En revanche, puisque l’on
n’a pas encore vu son ventre, rien ne m’empêcherait de m’en faire une au
ventre.
— … Tu ne comptes quand même pas… ?
— Ce n’est qu’un exemple, Sarah. Cela peut aussi des règles totalement
arbitraires, de mon point de vue, mais qui prennent tout leur sens dans
le futur ou dans la manière dont le temps se construit. Le nombre de
combinaisons de règles possibles est tellement grand qu’il me donne le
tournis. Et aussi, je pars toujours du principe que mon destin peut être
évité, car il est aussi possible que le futur puisse être changé
maintenant, mais que, à terme, les changements que je ferais se
résorberont et que ce qui va m’arriver ou ce que deviendrait est gravé
dans le marbre. »
Sarah laissa passer un long moment, essayant de trier et de digérer la masse d’informations et de concepts sous laquelle elle avait été ensevelie. Elle avait fait de son mieux jusqu’à maintenant pour essayer de comprendre tous les raisonnements de Lisa, malgré sa fatigue, mais elle finit par devoir abandonner. Elle ne pouvait simplement pas sauter de théorie en théorie comme le faisait son amie.
« Tout ça est complétement dingue, murmura Sarah. Tu ne peux pas
jongler entre toutes ces différentes possibilités, sans rien pour te
servir de point de repère. Tu vas forcément faire des erreurs. J’ai mal
au crâne rien qu’à essayer de comprendre ce que tu dis. Alors, je
n’arrive même pas à m’imaginer essayer de le déduire sur le moment,
comme tu comptes le faire.
— Ça ne fait pas beaucoup plus de possibilités que quand je prévois tes
mouvements aux échecs. Et pourtant, je n’ai jamais perdu une seule
partie, pas vrai ? »
Sarah ne trouva rien à répondre à ça. Pour elle, ce que faisait Lisa était ni plus ni moins que de la magie. Même si elle ne l’avouait qu’à demi-mot, elle avait toujours un doute sur le fait qu’il n’y avait pas un « truc », quelque chose qui permettait à Lisa de changer les instructions du papier à la dernière seconde. Elle ne voulait pas accuser son amie de tricherie et se rendait bien compte que c’était impossible, le papier ne quittait pas sa main de toute la partie, mais l’alternative était tout aussi irréelle.
« Rassure-toi, continua Lisa, la soirée d’hier a déjà démontré pas
mal de choses. Le futur a été modifié hier. Je n’ai presque
aucun doute là-dessus.
— Presque… ? »
Lisa ne répondit pas, se contentant de faire comme si elle n’avait pas entendu la question, en espérant que Sarah n’insiste pas plus. Elle avait été si prise par ses explications, qu’elle avait laissé s’échapper la vérité là où elle aurait dû essayer de mentir pour rassurer son amie.
« Sérieusement… Je suis de ton côté, je te rappelle. Je ne vois pas pourquoi tu essayes de me faire des cachoteries… »
Lisa soupira intérieurement. Sarah ne n’était pas laissée faire avoir. Elle semblait de toute façon déterminée à explorer toutes les solutions possibles, donc il faudrait probablement en passer par là à un moment ou l’autre.
« Dans tous les cas, reprit Sarah, si tu ne veux pas te contenter de
« presque », de « peut-être » et de « je crois », je ne vois qu’une
solution. Je sais que ça ne va pas te plaire, mais…
— Travailler avec elle ? Avec la discussion qu’on a eue ? ironisa Lisa.
Je ne vois pas comment tu peux y croire ne serait-ce qu’une seule
seconde.
— Je ne sais d’ailleurs toujours pas comment vous avez pu en arriver là
aussi vite, lui rétorqua Sarah d’un ton plein de reproche. Vous avez mis
quoi, 10 minutes même pas, avant de vous déclarer ennemie jurée et de
vous menacer de tout et n’importe quoi. J’ai cru que vous alliez finir
par vous battre.
— … C’est elle qui m’a menacée en premier, se défendit mollement Lisa,
comme une enfant. Je ne suis qu’une innocente victime.
— Tu sais quoi, je ne vais même pas m’abaisser à répondre à ça. Toujours
est-il que si tu peux mettre ce qu’il s’est passé de côté, elle peut
probablement faire de même. Vous ne pouvez pas être si différente l’une
de l’autre. Et vous avez le même objectif : changer le futur et éviter
le pire. C’est complément stupide que vous soyez ennemie ! »
La veille, Lisa lui aurait effectivement donné raison, à contrecœur. Elle avait aussi pensé que son alter ego n’était qu’une ratée, qui était revenu pour essayer de corriger ses erreurs. Et, si c’était le cas, elles n’avaient pas de véritable raison de rester ennemi, à l’exception de leurs fiertés respectives.
Mais, le soir dans son lit, au fur et à mesure que Lisa avait repassé les événements au peigne fin, un autre scénario bien plus terrifiant s’était creusé une place dans son esprit sans qu’elle puisse l’en déloger. Un scénario où son double n’avait en vérité rien perdu de son intelligence, ni de sa mémoire, mais faisait seulement semblant.
« C’est plus compliqué que ça… », finit par répondre Lisa.
Sarah ne put retenir un geste d’exaspération.
« Ça m’a l’air plutôt simple pourtant. Tu serres les dents et tu te
montres diplomate. Et tu peux t’excuser, ça ne peut pas faire de mal.
Rien ne t’empêche d’essayer au moins !
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire… L’objectif d’Alisa n’est
peut-être pas de changer le futur. En fait, c’est peut-être même l’exact
opposé.
— Hein… ? Elle aurait voyagé dans le temps pour… ne pas changer le
futur ? demanda Sarah, visiblement confuse.
— Pour que le futur ne change pas, la corrigea Lisa. Elle est
là pour que j’échoue comme elle a échoué et s’assurer ainsi qu’elle
existera. Imagine par exemple qu’une A-alisa existe.
— A-alisa ? demanda Sarah, en haussant un sourcil.
— Autre Alter Lisa, expliqua Lisa avec un sourire en coin. Peut-être
qu’Alisa a eu sa propre Alisa. Après tout, pourquoi pas ? Quand je serai
adulte, je serai moi-même dans cette situation. A-alisa serait donc
apparu quand Alisa était au lycée, comme Alisa l’a fait pour moi. Quatre
jours plus tard, Alisa subit son plus terrible échec, potentiellement
provoqué par cette A-alisa. Arrivée à l’âge adulte, Alisa doit
maintenant faire le choix de revenir ou non dans le temps. Mais ce n’est
pas réellement un choix. Si elle ne le fait pas, les événements se
dérouleront différemment et elle n’aurait donc aucune raison
d’exister.
— Mais attends… C’est une boucle…?
— Tout à fait. Pour ne pas disparaître, Alisa est obligé de revenir dans
le passé à son tour et compléter la boucle en me faisant échouer comme
elle a échoué.
— C’est… C’est affreux !
— Je ne te le fais pas dire. Ça voudrait dire que pour l’instant, tout
s’est passé exactement comme elle l’avait prévu. »
Sarah regarda Lisa comme si elle venait de lui annoncer la fin du monde.
« Mais… si c’est une boucle… ça veut dire que tu ne peux rien y
faire…
— Pas nécessaire. La boucle n’est pas forcément parfaite, ni stable.
Cela ne change rien à ce que l’on a dit avant. Par contre, ce qui change
du tout au tout, ce sont les motivations d’Alisa. Tant que c’est une
possibilité, je ne peux absolument pas collaborer avec elle. »
Sarah acquiesça silencieusement.
C’était de loin le pire cas possible. Elle devrait faire face à une ennemie tout aussi intelligente qu’elle, mais bien plus expérimentée et connaissant parfaitement le futur. Et il s’agirait d’un combat à mort du point de vue d’Alisa. Il n’y aurait pas de trêves ou d’alliances possibles, Lisa devrait se battre seule contre son futur et contre son double.
Cela laissait aussi un goût assez amer dans la bouche de Lisa. Alisa devait bien avoir 33 ans. Il ne lui restait que peu de temps à vivre. Et pourtant, elle était prête à venir jusqu’ici détruire sa vie, juste pour exister quelques mois de plus ? Était-elle si terrifiée de la mort que ça ?
Sarah continua de réfléchir un moment, tout en triturant ses cheveux de plus belle, mais Lisa en savait suffisamment sur les tics de son amie pour savoir qu’elle hésitait seulement à dire ce qu’elle voulait dire. Elle commençait à être à court d’idée, il ne devait lui rester que celles qu’elle avait le plus peur de proposer.
« Est-ce que tu ne pourrais pas juste… être malade pendant quelques jours ou quelque chose comme ça ? Rester chez tes parents ? Ou même quitter la ville ? »
Il fallut une seconde ou deux pour que Lisa comprenne où Sarah voulait en venir. Elle la dévisagea, interloquée. Cette idée était tellement éloignée de sa manière de voir les choses qu’elle n’y avait même pas pensée.
« Tu te fiches de moi là ?
— Non, pas du tout ! se défendit Sarah. Elle a dit que quelque chose de
terrible allait t’arriver dans 4 jours. Ça devrait probablement se
produire à l’école ou au moins dans la ville. Mais si tu restes
suffisamment loin…
— Je ne vais pas m’enfuir, si c’est ça que tu veux dire.
— Non, mais… hésita Sarah. Oh et puis zut à la fin ! Où est le mal ? Si
ça se trouve, c’est une folle furieuse cette femme. Tu ne sais pas ce
qu’elle peut essayer de te faire. Et le type a l’air hyper dangereux. Ça
ne ferait pas de toi une lâche, si c’est ça qui t’inquiète.
— Je t’ai expliqué que je ne risque rien, répondit calmement Lisa. Ce
qui m’affecte, l’affectera.
— Mais il n’y a pas que ça ! Tu ne voulais pas devenir comme elle,
c’était pas ça le plus important ? Si ce qui lui est arrivé ne t’arrive
pas, alors c’est bon, non ? Tu resteras la même. »
Lisa se tourna vers le côté, pour ne pas croiser le regard de Sarah. Encore une fois, c’était loin d’être idiot. Si le futur pouvait être changé, s’enfuir était la solution la plus facile dans sa situation. Et probablement celle qui avait le plus de chance de marcher.
Il lui suffisait de retirer un peu d’argent, prendre le bus ou le train et passer son temps à ne rien faire dans un hôtel ou une auberge loin d’ici pendant quelques jours. Si elle se calfeutrait dans une chambre avec des repas tout prêt, en évitant tout contact extérieur, il n’y avait que très peu de chance qu’il lui arrive quoi que ce soit, à moins d’un miracle. Et d’après la prophétie de son double, elle devait échouer. On peut difficilement échouer si on ne fait rien et que l’on essaye activement de ne rien faire.
C’était de loin l’option la plus raisonnable. Et aussi, sans doute, l’option qu’elle aurait conseillé à Sarah, si leurs positions avaient été inversées. Pourtant, Lisa n’avait aucunement l’intention de ne serait-ce que considérer cette option. Et encore une fois, elle ne pouvait pas en expliquer les raisons à Sarah, car elle ne les comprendrait pas et, cette fois-ci, se mettrait probablement à lui crier dessus pour de vrai.
La vérité était que Lisa ne voulait surtout pas éviter ce qui était sur le point de se produire. Ce n’était pas que sa fierté qui parlait, même si cette dernière n’avait aucun mal à s’exprimer, surtout en face de son double, mais c’était aussi son excitation. La prophétie qui avait été faite, bien que terrifiante, avec quelque chose d’enivrant pour Lisa. Elle lui promettait qu’un mystère à sa taille se mettrait en travers de sa route et lui donnerait plus de stimulations qu’elle n’en avait eu dans toute sa vie.
Même si elle ne voulait pas le reconnaître devant Sarah, Lisa était sur un petit nuage dont elle n’était pas redescendue depuis la confrontation d’hier. Alors se dire qu’elle devait abandonner tout ça pour aller se terrer dans une chambre d’hôtel miteuse tandis que tout le reste se passerait sans elle ? C’était impossible. Il n’y avait absolument aucune chance qu’elle envisage sérieusement cette solution. Elle était prête à prendre n’importe quel risque pour voir de quoi il retournait.
« Je ne peux pas… Je ne peux pas parce que je sais pas ce qu’il va se
passer, dit Lisa, toujours incapable de regarder Sarah. Imagine que l’on
ait vraiment besoin de moi. Même si elle a échoué, ça ne veut pas dire
qu’elle n’a rien fait. Si je ne suis pas là, ça pourrait être pire
encore que ce que ça a été. Et puis…
— Et puis quoi ?
— Et puis, dit-elle en faisant finalement face à Sarah, si je tente de
m’enfuir, ça devrait la faire réagir. Je suis censée être là, en cours,
pas à plusieurs kilomètres. Si je reste ici, elle ne prendra pas le
risque d’intervenir aussi directement, mais si je tente de modifier le
futur de manière trop importante en essayant de me sauver, elle va bien
être obligé de faire quelque chose.
— Tu viens de me dire qu’elle ne pouvait rien te faire…
— Oui, c’est vrai, elle ne peut pas me blesser gravement ou me tuer.
Mais rien ne l’empêche de m’emprisonner ou me déplacer de force. Surtout
vu l’armoire à glace qui l’accompagne. Même si j’essaye de m’échapper,
ça ne lui prendra pas beaucoup de temps pour me retrouver. Et là, mes
chances de m’en sortir seront sacrément réduites.
— Je vois, soupira Sarah. »
Lisa ne savait pas si elle avait su se montrer convaincante, mais cela devrait suffire à calmer Sarah, au moins pour le moment.
« Il n’y a rien que je puisse dire qui te fera changer d’avis, hein ? Tu as déjà pensé à tout et tu as pris ta décision en conséquence. J’aurais dû m’en rendre compte plus tôt… »
Dépitée et fatiguée, Sarah finit par s’assoir à son bureau. Doucement, elle posa sa joue contre la table, laissant ses bras pendre le long de son corps et dévisagea Lisa.
« Et donc ? C’est quoi ton plan ? Tu dois bien avoir un plan, non
?
— Il n’a pas l’air de s’être passé grand-chose cette nuit. La première
chose à faire est donc d’en apprendre plus sur le voyage dans le
temps.
— Et tu comptes faire ça comment ?
— En interrogeant la seule personne qui doit savoir comment ça
marche.
— Et le gars, il doit savoir lui aussi ? Même si c’est un héros antique
ou je sais pas trop quoi ?
— Peut-être… Mais ce n’est pas dit qu’il le comprenne aussi bien
qu’elle. Il n’a pas su mettre son pantalon correctement, je doute qu’il
soit un expert sur le voyage dans le temps. Et contrairement à lui, je
la connais par cœur, il me seras plus facile de savoir ce qu’elle
pense.
— Et si elle te ment ?
— Eh bien…
— Si ça se trouve, elle nous mène en bateau depuis le début, réalisa
Sarah, en se redressant soudainement. Peut-être qu’elle nous a menti sur
toute la ligne, ton échec, les quatre jours et tout le reste. On n’en
sait rien en fait. »
Lisa dévoila un sourire carnassier. Elle y avait réfléchi en détail. Et elle avait trouvé une parade.
« Il y a des choses qu’elle ne peut pas cacher. Comme par exemple, le fait qu’elle ait volé ses vêtements ou que nous sommes toutes les deux la même personne. Mais oui, c’est une possibilité.
Je n’y crois pas trop, je pense que je l’aurais remarqué si elle avait essayé de mentir autant, mais je ne peux pas nier qu’un doute subsiste. Sauf que vu la situation dans laquelle je m’engage, je ne peux pas me permettre le moindre doute.
Et j’aimerais aussi savoir si je peux modifier le futur comme je le veux, au moins pour éviter de me prendre la tête inutilement si ce n’est pas le cas. »
Un peu calmée, Sarah reposa sa joue contre sur son bureau, sans quitter Lisa du regard.
« D’accord… Et en pratique, ça ressemble à quoi ? Après tes beaux
discours d’hier, je ne pense pas qu’elle te dira quoi que ce soit
d’utile.
— Non, c’est sûr.
— Et elle n’avait rien du tout sur elle quand elle est arrivée ici, donc
tu ne peux même pas t’appuyer sur des preuves physiques.
— C’est aussi vrai.
— Et comme si ça ne suffisait pas, ajouta Sarah, de plus en plus
irritée, tu viens de me dire que tu ne voulais pas avoir de doute sur le
fait qu’elle te mente. Mais ton unique source d’information, c’est sa
parole.
— Tout à fait. »
Lisa ne s’était pas démontée et arborait toujours un large sourire, malgré l’avalanche d’argument de Sarah. Après l’avoir contemplé un moment en silence, Sarah releva légèrement la tête, et posa son front contre le bureau, avant de laisser s’échapper un long soupir de lassitude.
« J’espère vraiment que tu sais ce que tu fais. Parce que je n’en ai pas la moindre idée… »
Lisa la regarda se replacer sur son bureau pour tenter de trouver une position confortable.
« Il existe bien un moyen d’être sûre à 100 % que le futur peut être
changé. Et je vais avoir besoin de ton aide.
— Oui, oui, bien sûr, je ne compte pas te lâcher maintenant,
marmonna-t-elle en plaçant ses mains sous son visage pour en faire un
coussin. Tu peux compter sur moi quoi qu’il arrive. »
Lisa ne put s’empêcher de sourire affectueusement. Elle s’inquiétait vraiment si elle s’était mise dans de tels états. Il était encore tôt et, à part elles, il n’y avait que quelques autres d’élèves dans la salle de classe.
« Il me reste combien de temps avant le début des cours ?
demanda-t-elle, déjà à moitié endormie. Je peux faire une petite sieste
?
— Une demi-heure environ, répondit Lisa, en ne regardant même pas à la
pendule et en piochant la réponse dans sa mémoire à la place.
— Ça suffira… On a quoi déjà comme cours ce matin ? »
Avant Lisa ne puisse répondre, des bruits de pas résonnèrent dans le couloir, se propageant jusque dans la salle. Ces bruits de pas n’étaient pas si différents des autres. Mais, même si elle ne les avait entendus qu’une fois, Lisa aurait pu les reconnaître entre mille. Elle sentit un frisson d’anticipation la parcourir.
« La voilà… »
« La voilà… »
Ces mots et l’intonation que Lisa leur avait donnée sortirent immédiatement Sarah de son semi-sommeil. Elle se releva et regarda autour d’elle d’un air encore mal réveillé. Voyant que Lisa fixait la porte, elle fit de même et elles écoutèrent les bruits de pas se rapprocher en silence.
Elle savait que son alter ego allait venir. Mais, le savoir et l’entendre arriver était totalement différent. Cela donnait un côté tangible et réel à tout ce qui s’était passé la veille.
Allait-elle rentrer dans la salle de classe ? N’allait-elle faire que passer ? Lisa ne doutait pas qu’elle avait réussi à forcer le proviseur à l’embaucher, mais est-ce qu’elle comptait faire cours ou allait-elle se contenter de rester dans l’enceinte de l’école pour l’instant ?
Les pas ralentirent un peu, et, après quelques secondes qui lui semblèrent interminables, la femme apparue dans l’ouverture de la porte, un classeur à la main. Elle ne jeta même un coup d’œil à Lisa ou à Sarah, se contentant d’aller vers son bureau, puis retira son imperméable et s’assit, faisant mine de consulter les documents de son classeur avec attention.
Les rares élèves qui étaient déjà dans la salle de classe la regardèrent en silence, curieux. Ils ne l’avaient jamais vu, mais il n’y avait pas trop de doute sur ce qu’elle venait faire là. C’était une nouvelle prof, peut-être une remplaçante. Elle allait probablement se présenter au début du cours.
Elle avait les mêmes habits qu’hier, n’ayant apparemment pas eu le temps d’acheter d’autres vêtements. De ce que pouvait en voir Lisa, les étiquettes avaient bien été retirées. Elle avait dû dormir à l’hôtel. Même si Lisa ne savait pas exactement comment Alisa avait pu avoir l’argent, elle pouvait émettre quelques hypothèses. Elle connaissait le futur, cela simplifiait beaucoup de choses. Peut-être même qu’elle avait réussi à obtenir une avance sur son salaire.
« Tu peux me donner ton cahier d’exercice ? » demanda Lisa, sans quitter son alter ego du regard.
Elle essayait de se garder sous contrôle, mais sa voix trahissait son excitation. Sarah se pencha, récupéra un petit cahier bleu qu’elle poussa fébrilement dans la main de son ami.
« Tiens, vas-y, prends-le.
— Tu y tiens beaucoup ?
— Ben, non, c’est qu’un cahier… Je viens à peine de l’acheter.
— Tu as bien fait tes devoirs hier ?
— Oui, répondit Sarah, de plus en plus étonnée par les questions
étranges de son amie. Comme d’habitude.
— La rédaction de français aussi ?
— Oui… Oui, je l’ai faite.
— Parfait. Une fois qu’elle aura compris le subterfuge, elle ne me
laissera probablement pas de deuxième chance. C’est maintenant ou
jamais. »
Lisa attrapa son sac d’une main et, avec le cahier dans l’autre, se leva.
« Je vais avoir besoin de ton aide, dit-elle à Sarah, tu te sens
d’attaque ?
— Oui. Oui, bien sûr ! Qu’est-ce que je dois faire ?
— Pour l’instant, rien. Mais ne t’inquiète pas, ta partie ne sera pas
très compliquée.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? Pourquoi tu as besoin de mon cahier
?
— Parce qu’il contient à la fois son futur et le mien, lui répondit Lisa
avec un sourire. »
Elle se retourna et, portant son sac sur une épaule, se dirigea vers le bureau du professeur. Arrivé au niveau du bureau, elle attendit sans rien dire. Son double, qui faisait mine de s’intéresser et d’essayer de retenir ce qui semblait être le planning des cours, la fit patienter une petite seconde avant de la remarquer.
« Bonjour. Qu’est-ce que je peux faire pour toi, jeune fille ? » demanda son alter ego avec un sourire chaleureux.
Elle jouait le rôle de la professeure à merveille. On ne pouvait pas deviner la moindre hostilité dans son attitude ni dans sa voix. Si sa mémoire n’était pas aussi exceptionnelle et qu’elles ne se ressemblaient pas autant, Lisa aurait presque pu croire que leur discussion de la veille n’avait été qu’un rêve.
Cependant, si Alisa continuait à jouer la professeure remplaçante parfaite et à l’ignorer, c’est tout son plan qui risquait de tomber à l’eau. Il fallait qu’elle arrive à faire tomber le masque de son double, au moins quelques instants.
« J’ai bien réfléchi cette nuit, dit Lisa. J’ai repris tout ce que l’on s’est dit, calmement et à tête reposée. J’en ai parlé à Sarah ce matin, qui m’a donné de bons conseils. Et je suis arrivée à la conclusion suivante. Tu as raison. »
L’expression de son alter ego changea de manière presque imperceptible. Lisa parlait suffisamment bas pour que les autres élèves ne puissent pas les entendre.
« Je ne peux pas gagner seule. Et je ne peux certainement pas me battre à la fois contre toi et contre mon futur. C’est de la folie. Il y a une époque où tu étais comme moi, aussi intelligente, et aussi impatiente. Je ne ferai pas mieux que ce que tu as pu faire. Si je veux m’en sortir, j’ai besoin de ton aide.
Je peux comprendre que tu ne veuilles pas. J’ai été odieuse hier soir. Mais il y a eu une époque où tu étais aussi stupide que moi, pas vrai ? Peu importe à quel point je peux être arrogante parfois, je sais reconnaitre quand le monde m’envoie un message. Je suis prête à changer. Il est probablement beaucoup trop tard pour ça, c’est vrai, mais je suis prête à m’excuser autant de fois qu’il le faudra.
Je mérite probablement ce qui va m’arriver… Mais ce n’est pas que ma vie qui est jeu. Tu as fait ce voyage dans un but précis. C’est aussi de toi dont il s’agit, de ton passé. Ce que tu as dit s’applique à nous deux. Seule, je ne peux pas gagner. Et seule, tu ne peux probablement pas gagner non plus. Mais ensemble, on a une chance. Tu n’as pas besoin de tout me dire, si tu ne me fais pas encore confiance. C’est même préférable. Mais, s’il te plait… aide-moi. »
Son alter ego resta silencieuse un long moment, la regardant avec un expression indéchiffrable. Puis elle finit par répondre.
« Je ne suis pas si stupide que ça. Qu’est-ce que tu veux vraiment ? »
Lisa sourit intérieurement. Son double avait mordu à l’hameçon. Elle changea immédiatement de ton et d’expression, reprenant son assurance habituelle.
« Je te remercie de ta perspicacité, ce petit manège commençait à
m’épuiser, se moqua Lisa. C’est ce que tu voulais entendre, non ?
Satisfaite ?
— …
— Mais je n’ai pas fait que mentir. J’ai bien réfléchi hier. Et j’ai
peut-être brûlé quelques étapes. En particulier, je ne suis plus si sûre
que cela que tu viennes du futur. Les seules preuves que j’ai, c’est que
l’on se ressemble beaucoup et que tu es sortie de nulle part. Tu
pourrais être un clone, une alien, un doppelgänger ou quoique ce soit
d’autre. Ça ne serait pas plus tiré par les cheveux qu’une voyageuse du
futur.
— Et qu’est-ce que ça peut me faire ? Pense ce que tu veux.
— Au contraire ! Ce que je pense a beaucoup d’importance. Je suis au
centre de ton passé, n’est-ce pas ? Si je suis convaincue qu’il n’y a
aucune issue à ce qui va m’arriver, alors je ne fatiguerais pas à
affronter l’inévitable. Mais si je pense qu’il reste de l’espoir, alors
tu peux être sûre que je me battrai de toutes mes forces. Cela doit bien
affecter ton précieux passé d’une manière ou d’une autre. »
Son double la fixa une seconde puis eut un geste d’impatience.
« Viens-en au fait.
— Tu dis venir du futur, mais il est possible que tu te trompes et que
nos deux univers soient foncièrement différents. De nos jours, on est
incapable de dire si le voyage dans le temps est seulement possible. Et
15 ans, c’est extrêmement court, même en imaginant qu’un nouvel Einstein
y travaille dessus à plein temps. Cela doit rester une technologie
expérimentale. Ou alors, ce qui est la théorie la plus probable selon
moi, c’est que des agents extérieurs, alien ou autre, sont intervenus.
Et, dans ce cas-là, tu ferais bien d’avoir encore plus de doutes sur ce
qu’ils ont fait…
— Et donc ?
— Je veux que l’on vérifie que tu viennes du futur. De mon futur.
— Et comment est-ce que tu espères que je fasse ça au juste ?
— Il n’y a pas cent mille manières. Dis-moi quelque chose que seul toi
peut savoir. Mais pas quelque chose qui se produira dans 4 jours.
Quelque chose que je peux vérifier maintenant. Avec ce cahier. »
Elle posa le cahier sur le bureau en face de son double, gardant sa main sur la couverture. Alisa n’avait l’air de se douter de rien, mais elle ne pouvait pas prendre le risque de faire tout capoter à cause d’une simple inattention.
« Aujourd’hui, Sarah devait faire une rédaction de français. Je n’ai
pas encore regardé ce qu’elle a écrit. Et elle s’est couchée tard.
Autrement dit, à ce moment précis, elle seule sait ce qu’il y a d’écrit
dans ce cahier. Même sa famille l’ignore. C’est quelque chose que je
n’aurais normalement appris que dans quelques heures, quand le cours de
français aura commencé. Et donc…
— Quelque chose que je dois savoir.
— Exactement.
— … Je vois.
— Je sais qu’il t’est difficile d’accéder à ta mémoire sur les
évènements proches d’aujourd’hui. Un seul mot de la première ou la
deuxième phrase me suffira. Fais juste en sorte que cela ne soit pas un
mot trop courant, sinon cela ne prouvera rien. »
Lisa ne put retenir un petit sourire. Tout se passait à merveille pour l’instant, comme elle l’avait imaginé. Elle était si proche. Il suffisait que son double réponde. Elle n’avait besoin que d’un mot de sa part. Un mot suffirait.
« Tu pensais vraiment que j’allais tomber dans le panneau ? »
Lisa essaya par tous les moyens de garder son visage impassible. Elle ne devait pas paniquer et garder la tête froide, jusqu’à la fin. Elle n’aurait pas de seconde chance. Ce n’était pas encore fini.
« Je te connais bien mieux que tu ne me connais. Toi, douter de tes déductions ? Je ne serais effectivement pas dans le bon univers si c’était le cas.
Tu essayes de voir si tu peux modifier le futur.
Sarah ne prépare pas ses rédactions à l’avance, elle écrit ce qui lui vient à l’esprit sur le moment. La rédaction d’aujourd’hui étant plutôt libre, les mots qu’elle a écrits sont aléatoires et imprévisibles, même pour toi.
Si je me trompe, tu auras ta réponse : nos deux univers sont différents ne serait-ce qu’un peu et tu peux garder espoir.
Si je ne me trompe pas, alors tu auras aussi ta réponse. Les évènements d’hier sont suffisamment bouleversants pour que cela change sa rédaction du tout au tout. Si malgré ça, je réponds correctement, c’est que nos deux univers sont identiques. »
Elle avait tout à fait raison. Mais il restait un dernier argument à Lisa. Un dernier argument qui, s’il ne marchait pas, serait le dernier clou du cercueil de son plan.
« Mais si tu ne réponds pas…
— Si je ne réponds pas, continua son double, tu ne peux pas en déduire
grand-chose, mais tu peux prétendre le contraire. La théorie que tu
avanceras pour me faire réagir est la suivante : si je ne réponds pas,
c’est parce que je ne peux pas, ou parce que j’ai des doutes sur ma
réponse. Ce qui te permettra de prétendre la tête haute qu’il te reste
un espoir. Après tout, si le futur est inévitable, que ma réponse soit
correcte ou non…
— … tu n’as aucune raison de ne pas répondre. »
Les deux femmes se jaugèrent, chacune tentant de lire l’autre, et de deviner son prochain mouvement. Pour l’instant, Lisa avait encore l’avantage. Mais il suffisait de la moindre erreur, du moindre faux pas et tout serait ruiné.
« Alors, qu’est-ce que tu vas faire ? Si tu me prouves que le futur
ne peut pas être changé, alors je ne battrais plus. À quoi bon ? Je te
laisserai faire tout ce que tu veux. Qu’en dis-tu ?
— J’en dis que tu mens de manière éhontée. Je pourrais te réciter
l’entièreté de ce cahier, à l’endroit et à l’envers, que tu
n’abandonneras pas. Mais pourquoi pas ? J’ai le temps de jouer un peu
avec toi. Je vais te donner un avant-goût de ce qui t’attend. »
« Liberté. »
Lisa eut besoin d’un moment pour réaliser ce qu’il venait de se passer.
« Le sixième mot de la deuxième phrase est liberté, répéta Alisa. Il se trouve sur la troisième ligne. Satisfaite ? »
Une vague de soulagement submergea Lisa. Ça avait marché. Elle n’avait pas besoin de plus.
« Oui… oui, c’est parfait… »
Titubant presque, elle récupéra le cahier et s’éloigna du bureau. Son double la regarda sans un mot.
Elle étouffa une furieuse envie d’ouvrir le cahier et de vérifier. Elle était allée aussi loin, elle avait fait le plus dur et avait arraché ce mot à son double, elle ne pouvait pas se permettre d’échouer maintenant. Elle ne pouvait pas se contenter de la parole de son double ou de simples théories, il fallait qu’elle soit aussi sûre qu’elle puisse l’être.
Consciente de chacun de ses mouvements et de leurs conséquences, se demandant si le temps lui-même allait la punir pour ce qu’elle allait essayer de faire, Lisa se pencha et posa son sac au sol précautionneusement. Elle l’ouvrit en grand, dévoilant à moitié une casserole en métal, aussi large que haute, dont elle avait retiré le manche. Elle souleva le couvercle. L’odeur lui assaillit les narines. Les parois étaient luisantes, et il restait un fond de liquide à l’intérieur. L’essence dont elle avait enduit la casserole ce matin ne s’était pas encore évaporé complétement.
Elle jeta le couvercle contre le mur, provoquant un vacarme sans nom. Les quelques paires d’yeux qui étaient dans la salle de classe se tournèrent instantanément vers elle. Lisa se releva et fit face à son alter ego, brandissant le cahier bleu, un air triomphant au visage.
« Liberté, hein ? Sixième mot de la deuxième phrase ? C’est bien ça ? demanda Lisa d’une voix forte, se fichant de qui l’entendait. C’est ce que tu as dit, continua-t-elle en souriant.
Tu peux mentir, tu peux tricher, tu peux te tromper volontairement, tu peux faire semblant de ne pas savoir, tu peux ne pas répondre. Mais tu ne peux pas changer ce que tu as dit ! Peu importe ce que je fais maintenant, tu ne peux pas reprendre tes paroles ! »
Alisa fronça les sourcils, soucieuse, et commença à se lever. Ses yeux se portèrent sur la casserole.
« Tu savais ! Tu savais ce qu’il y a dans ce cahier ! asséna Lisa. Même si moi, je l’ignorais, toi, tu le savais parfaitement ! »
D’un geste, Lisa tira un briquet de sa poche et enflamma un des coins du cahier. Puis, elle le laissa tomber dans la casserole et s’écarta rapidement. Une immense flamme en surgit, tentant d’atteindre le plafond pendant un court instant, avant de se réduire et de se stabiliser à une taille plus modeste. Personne, à l’exception des deux Lisa, ne put retenir un cri de surprise.
« Du calme, du calme, jeunes gens, dit la nouvelle professeure, en tentant de rassurer ses élèves. Il n’y a pas de raison de paniquer, tout est sous contrôle. »
D’un pas rapide, mais sans pour autant courir, elle alla récupérer le couvercle.
Lisa observa les flammes dévorer le cahier en souriant. Les pages noircirent, irrécupérables. Elle n’avait pas eu le choix. Il fallait que son contenu soit détruit de manière permanente et irrémédiable. Le feu était la solution la plus sûre. Si son double intervenait trop vite, tout son plan risquait de tomber à l’eau, mais il ne fallait pas non plus qu’elle provoque un incendie. Cette solution était la plus équilibrée.
Une poignée de secondes plus tard, Alisa arriva. Sans faire d’histoire, Lisa s’écarta pour la laisser passer, et elle replaça le couvercle, ne réussissant qu’en partie à étouffer les flammes. Contenues dans la casserole, elles continueraient de brûler pendant encore quelques minutes au moins. Lisa avait pris soin de prendre un couvercle légèrement trop petit afin de laisser une ouverture et s’assurer que le feu puisse finir son travail. Tous les extincteurs de l’école étaient bien trop loin, même en courant, pour sauver la moindre page du cahier. Rien n’avait été laissé au hasard.
« J’espère que tu es contente de toi ? lui glissa furieusement son
alter ego quand elles furent suffisamment proches l’une de l’autre pour
que personne d’autre ne les entende.
— Très ! Je ne pourrais pas l’être plus, répondit Lisa. J’ai la preuve
que je voulais. »
Une odeur immonde d’essence et de papier brulé envahit la salle de classe et l’alarme incendie se déclencha. La sirène hurla dans tout l’établissement. Alisa se releva en soupirant et s’adressa aux quelques élèves présents.
« Allez, allez, ordonna la nouvelle professeure en claquant des mains, vous savez ce que vous devez faire. Sortez et rassemblez-vous dans la cour. Je vous rejoins dans quelques minutes, après avoir prévenu l’accueil que ce n’est qu’une… erreur. Laissez vos affaires ici et pas de précipitation, tout le monde sort calmement. Sauf toi, dit-elle soudainement, en pointant Lisa du doigt. Toi, tu restes ici. »
Lisa ne demandait pas mieux. Les élèves suivirent les instructions, certains grommelant, d’autres encore pâle, se remettant assez mal d’avoir eu autant émotion de si bon matin. Sarah s’approcha lentement des deux Lisa, le regard fixé sur la casserole qui dégageait encore de la fumée. Lisa réussit tout juste à se contenir le temps que tous les autres élèves sortent et dès qu’il ne resta plus qu’elles, elle confronta son alter ego.
« Je meurs d’envie d’entendre ton explication ! Si on est vraiment la même personne, toi et moi, venant exactement du même univers, et que rien ne peut être changé, demanda-t-elle, comment est-ce que tu as pu savoir ce qu’il y avait dans ce cahier ?
Je ne l’ai jamais vu. Je n’ai pas la moindre idée de ce que Sarah avait rédigé, encore moins du sixième mot de la deuxième phrase. Et, malheureusement, ce cahier a brûlé avant que je puisse y jeter le moindre coup d’œil. Je ne pourrais jamais savoir. Mais toi, tu savais. Qu’est-ce que je peux en déduire, à ton avis ? »
Alisa ne répondit pas immédiatement, se frottant doucement les yeux et essayant de faire passer ce qui semblait être un début de migraine, probablement dû à l’odeur, à l’alarme, ou aux deux.
« Absolument rien. Il n’y a rien d’exploitable que tu peux tirer de
tout ce cirque. Je peux mentir. Je peux faire semblant que je savais et
dire le premier mot qui me vient à l’esprit.
— Oh que non, tu ne mentais pas ! J’en suis certaine, répondit Lisa. Tu
savais pertinemment qu’il avait dans ce cahier.
— Tu ne penses que ce qui t’arrange. Maintenant qu’il est complétement
détruit, tu as perdu ton seul moyen de savoir si j’ai dit la vérité. Tu
ne sauras jamais.
— Je n’en serais pas si sûre si j’étais toi. Il me reste bien un moyen.
Souviens-toi, il reste encore une personne qui sait ce qu’il y avait
dans ce cahier. Et cette personne est juste ici. Est-ce que tu veux
qu’on lui demande ? »
Son alter ego releva la tête et fixa Lisa droit dans les yeux. Il n’y avait pas le moindre trace de doute ou de peur dans ses yeux mais plutôt un air de défi et une colère maitrisée.
« Vas-y alors. Je suis prête. Montre-moi », articula-t-elle lentement d’un ton froid.
L’intensité et la menace contenue dans sa réponse firent hésiter quelques instants Lisa. Est-ce qu’il y s’agissait un piège ? Ou alors d’une simple tentative d’intimidation pour qu’elle recule ?
« Sarah ! Elle dit que le sixième mot de la deuxième phrase est Liberté, dit Lisa, tout en continuant d’affronter son double du regard. Dis-nous si elle a raison, s’il te plait ! »
Seul le silence lui répondit.
« Sarah…? »
Lisa se retourna et son regard croisa celui de Sarah. Les yeux de son amie la ramenèrent un peu sur Terre. Elle fixait toujours la casserole, le regard vide, et avait l’air de retenir ses larmes.
« …quoi ? Tu me parles…? demanda-t-elle en relevant les yeux.
— La deuxième phrase de ta rédaction, redemanda Lisa, plus calmement.
Qu’est-ce que tu avais écrit ?
— Je…, dit-elle en réfléchissant un instant, je ne sais plus…
— Qu… Fais un effort, s’il te plait, lui demanda Lisa en se reprenant.
Concentre-toi.
— J’avais écrit… Je ne sais pas, j’avais écrit sur les choix, les
conséquences, quelque chose comme ça, je crois.
— C’était le sujet de la rédaction, Sarah, dit Lisa en tentant de garder
son calme. Il me faut les mots exacts.
— Je… Je ne les ai pas ! Je ne m’en souviens plus ! »
Lisa eut un moment d’incompréhension.
Comment était-ce possible ? Sarah avait écrit sa rédaction hier soir. Elle ne devait pas faire plus d’une page. Cela ne pouvait pas être si compliqué que ça de se souvenir d’une page écrite la veille. Elle était consciente du fossé qui la séparait des gens normaux, mais il ne pouvait pas être aussi grand. Ce n’était qu’une page. Quelques centaines de mots au plus. Et elle ne lui demandait que les premières phrases, c’est tout.
Elle s’était préparée à toutes les possibilités imaginables, et à tout ce que son alter ego aurait pu essayer. Mais pas une seule fois Lisa n’avait envisagé que Sarah ne puisse pas répondre à sa question. Était-il possible que le temps lui-même avait effacé la mémoire de Sarah ?
« Tu… tu viens de brûler mon cahier, balbutia Sarah, encore sous le
choc. Pourquoi est-ce que tu as fait ça…?
— Je n’avais le choix, s’expliqua Lisa. Sinon, elle aurait eu une excuse
pour savoir ce que tu avais écrit. Il ne fallait surtout pas que je
puisse le lire.
— Une excuse pour savoir…? Je… je ne comprends même plus ce que tu dis.
Qu’est-ce que ça peut bien faire si tu lis mon cahier ? Je te l’ai prêté
!
— Calme-toi, s’il te plait. Respire profondément, d’accord ?
Rappelle-toi. Tu étais dans ta chambre, quand tu as fait tes devoirs,
non ? Essaie de reprendre ton raisonnement. Qu’est-ce que tu avais écrit
? Donne-moi juste les premières phrases, ou même les mots auxquelles tu
penses. Si tu peux juste retrouver le fil de…
— Tu viens… de brûler… mon cahier…, répéta Sarah, en détachant les mots,
la colère commençant à chasser la tristesse.
— Tu m’as dit que tu voulais m’aider, essaya de se justifier Lisa. Je
t’ai même demandé si tu y tenais.
— Je ne pensais pas que tu allais le brûler ! Ça ne m’a même traversé
l’esprit, personne ne fait ça ! Tu aurais pu provoquer un incendie ! Et
j’avais tous mes exercices pour aujourd’hui dessus ! Comment je fais moi
maintenant ? Comment j’explique ça aux profs ? Et comment je vais
réviser ? »
Lisa refusait d’y croire. Elle avait fait le plus dur. Elle savait qu’elle n’aurait pas de deuxième chance. Elle avait réussi à se montrer plus maligne que son double. Elle avait réussi à lui arracher ce dont elle avait besoin. Son alter ego ne pouvait plus interférer avec son plan. Il fallait juste que Sarah se souvienne de ce qu’elle avait écrit. Son plan ne pouvait pas échouer. Pas maintenant. Pas comme ça. Surtout pas comme ça. Elle était si proche.
« Sarah, je m’occuperai de tout le reste, je te le promets, mais
souviens-toi des deux premières phrases de ta rédaction, je t’en prie
!
— Mais j’en sais rien moi ! Et pourquoi j’aurais besoin de m’en
rappeler, d’abord ?! C’était noté sur mon cahier ! Si tu voulais tant le
savoir, tu n’avais qu’à regarder avant de le brûler !
— Sarah, bon sang ! »
Désemparée, Lisa cherchait frénétiquement une solution. Mais, une petite voix têtue dans sa tête lui répétait qu’il n’y en avait pas. Elle avait tout planifié dans les moindres détails pour qu’il n’en reste pas. Il ne restait que Sarah. Si Sarah ne pouvait pas se souvenir, le contenu de ce cahier était perdu à jamais.
Sa propre intelligence s’était retournée contre elle.
Une voix moqueuse et malveillante interrompit leur dispute.
« Alors ? demanda son alter ego, sans la moindre pitié. J’attends
toujours. Tu ne m’as pas oublié, j’espère ? Est-ce que je disais la
vérité ou non ?
— …
— J’ai joué à ton petit jeu, je t’ai même donné ce que tu voulais. Tu ne
vas quand même pas me dire que tu ne peux finalement rien en faire
?
— Tais-toi…
— Tu n’as personne d’autre à blâmer que toi. Tu y as passé toute la nuit
à y réfléchir. Tu avais tout ce dont tu avais besoin dans le creux de ta
main et personne pour t’arrêter. Et pourtant, tu as quand même réussi à
tout gâcher.
— Je t’ai dit de te taire…
— Ça doit être difficile à accepter, pour quelqu’un comme toi. La
première imbécile venue se serait contenté de regarder à l’intérieur du
cahier pour vérifier ce que j’ai dit. Et elle en saurait bien plus que
toi à l’heure actuelle. Qu’est-ce que je peux en déduire, à ton avis
? »
Incapable de supporter la frustration plus longtemps, Lisa commença à marcher d’un pas rageux vers la sortie. Immédiatement, son alter ego agrippa fermement son poignet et la retint.
« Ne me touche pas ! Qu’est-ce que tu me veux ? » ordonna Lisa, se débattant comme elle pouvait pour se libérer.
Ses efforts étaient vains. Alisa était bien plus forte qu’elle et la maintenait en place sans difficulté.
« Le briquet. Donne-le-moi. Je ne peux pas laisser un objet aussi
dangereux entre les mains d’une élève d’aussi irresponsable.
— Ça ? Tiens, va le chercher ! dit Lisa en le jetant à travers la salle.
Et maintenant, lâche-moi !
— Regarde-toi, dit Alisa en se rapprochant d’elle et en attrapant son
autre poignet pour l’immobiliser. Tu penses encore qu’il ne s’agit que
d’une de tes petites énigmes ? Tu es pitoyable. Il ne s’est encore rien
passé et tu es déjà au pied du mur. Ce n’est pas un jeu. Ce n’est pas
toi qui décides des règles cette fois-ci.
— Épargne-moi tes sermons !
— Ce n’est que le début. Tu n’as pas la moindre idée de ce qui t’attend.
Qu’est-ce que tu me disais hier déjà ? Ah oui. Si tu étais moins
irritante, j’aurais presque pitié de toi.
— Lâche-la ! intervint Sarah. Lâche-la tout de suite, ou je… je… ou
j’appelle la police ! »
Après quelques secondes de plus à regarder fixement son alter ego, Alisa finit par relâcher sa prise. Libre de ses mouvements, Lisa sortit en trombe de la salle de classe, laissant derrière elle le cri étouffé de Sarah, et la voix calme de son double.
« Lisa ! Attends !
— Laisse-la, elle… »
Encore étourdi par ce qui venait de se passer, presque en courant, Lisa traversa une bonne partie de l’école avant devoir s’arrêter face à un mur, au bout du couloir. Elle posa son dos contre le mur, et ferma les yeux en inspirant profondément, essayant de retrouver son calme.
Contre sa volonté, les événements qui venaient de se produire commencèrent à se bousculer dans son esprit. Les phrases et les voix se mélangeaient et tournaient, sans qu’elle ne puisse rien y faire. Son cerveau ne lui laissait jamais rien oublier, pas même pour une seconde, que ça soit le meilleur ou le pire.
« Tu ne m’as pas oublié, j’espère ? »
« Tu pourrais être un clone, une alien, un doppelgänger ou… »
« Tu m’as dit que tu voulais m’aider. »
« C’est ce que tu voulais entendre, non ? »
« Tiens, vas-y, prends-le. »
« Mais, s’il te plait… aide-moi. »
« Le sixième mot de la deuxième phrase est liberté. Il se
trouve sur la troisième ligne. »
« Ce n’est que le début. Tu n’as pas la moindre idée de ce qui t’attend.
»
« Vas-y alors. Je suis prête. Montre-moi »
« J’ai la preuve que je voulais. »
« Ne me touche pas ! »
« Tu ne penses que ce qui t’arrange. »
« Pourquoi est-ce que tu as fait ça…? »
« J’avais écrit… Je ne sais pas, j’avais écrit sur les choix, les
conséquences, quelque chose comme ça, je crois. »
« J’espère que tu es contente de toi ? »
« Si tu voulais tant le savoir, tu n’avais qu’à regarder avant de le
brûler ! »
Cela allait encore durer quelques minutes au moins, avant que cela se calme. Cela lui était déjà arrivé quelques fois. Il valait mieux dans ces cas-là laisser le temps à ses souvenirs de se graver correctement dans sa mémoire. Sinon, elle était sûre d’avoir une migraine après. Presque en transe, respirant lentement, les yeux toujours fermés, elle voyait et elle écoutait.
Une phrase en particulier revenait plus que les autres. Une phrase qui contenait un détail qu’elle n’avait pas remarqué sur le moment.
« Le sixième mot de la deuxième phrase est liberté. Il se trouve sur la troisième ligne. »
Lisa se repassa en boucle, plus lentement, le visage de son alter ego, au moment où elle avait prononcé cette phrase, se concentrant sur ses yeux. Sa mémoire était suffisamment précise pour capturer jusqu’à leurs micro-mouvements, pour peu qu’elle en ai eu une image claire.
Les yeux d’Alisa étaient perdus dans le vague. Ses pupilles se déplaçaient horizontalement de droite à gauche, puis revenait rapidement à leur position initiale. Ce petit manège se répéta trois fois.
Elle lisait.
« Il se trouve sur la troisième ligne. »
Lisa commença à rire silencieusement, se laissant glisser contre le mur. La solution se trouvait devant elle depuis le moment où son double avait répondu. Tout cela n’avait pas été en vain. Que Sarah se souvienne de ce qu’elle avait écrit ou non n’avait désormais plus aucune importance. C’était encore mieux si elle ne se souvenait de rien.
Alisa avait dit la vérité. Elle n’avait pas inventé de mot au hasard, elle n’avait pas répété quelque chose qu’elle avait entendu. Elle l’avait lu. Elle avait lu quelque chose qui se trouvait dans sa mémoire. Et qui, maintenant, n’existerait nulle part ailleurs. Les mouvements étaient tellement furtifs, qu’ils étaient forcément inconscients. Le numéro de la ligne correspondait aux mouvements de ses yeux. Trois aller-retours pour trois lignes, de droite à gauche pour Lisa, et donc de gauche à droite pour Alisa.
Il n’y avait pas que des bonnes nouvelles. Alisa avait tout fait pour la convaincre que le futur était immuable et qu’il ne servirait à rien d’essayer de l’affronter. Ce n’était pas que de la rancœur et la colère. Tout portait à croire que le pire scénario était le bon. Alisa était son ennemi.
Assise sur le sol, adossée au mur, Lisa souriait quand même. Elle préférait l’apprendre maintenant plutôt que plus tard. Désormais, elle savait à quoi s’en tenir. Et une autre chose était sûre. Son plan avait marché. Elle avait réussi.
Elle avait changé le futur.
« Mais quelle idiote ! »
La femme fulminait depuis déjà plusieurs minutes. Assis en face d’elle, son compagnon l’écoutait en silence. Ils étaient seuls sur la terrasse du petit café où ils s’étaient installés. Les rares clients avaient tous choisi de s’asseoir à l’intérieur à cause du froid. Il était encore tôt, aux alentours de 9h. La nouvelle professeure n’avait fait cours que pendant une heure avant d’aller chercher le nouveau concierge et l’emmener ici.
« Sarah ? Demander à Sarah les mots exacts qu’elle a écrit la veille pour un devoir ? Sarah a besoin d’un agenda accroché sur le mur de sa chambre pour se souvenir de ce qu’elle a comme cours dans la journée ! Évidemment qu’elle n’allait pas savoir ! Tout le monde n’a pas ta mémoire, ni ton obsession pour les détails inutiles ! Regarde un peu autour de toi, espèce d’idiote ! »
À l’intérieur, le serveur les avait repérés au travers de la vitre depuis un moment déjà. Mais cette cliente semblait tellement furieuse qu’il n’avait pas encore rassemblé le courage d’aller les voir. Il ne travaillait ici que depuis quelques jours et il était seul pour la matinée. Il redoutait le moment où il devrait aller prendre leurs commandes et avait prudemment décidé d’attendre encore un peu.
« Et tout ça pour quoi ? Toi et ta foutue fierté mal placée ! Tu étais à deux doigts de mettre le feu à toute l’école et tu as failli faire pleurer Sara ! Mais félicitations ! Tu peux être fière de toi, ton plan a marché ! Bravo ! C’est bien tout ce qui compte, non ? Enfin, non, rien ne s’est passé comme prévu, hein, parce que tu n’es qu’une pauvre imbécile arrogante, mais qu’importe !
Le plus important, c’est que tu puisses continuer ta petite vendetta. Toi, échouer ?! Impossible ! Quelqu’un comme toi ne peut pas échouer ! Plutôt essayer de changer de toutes tes forces le futur, sans rien y comprendre, plutôt que de l’accepter. Au diable les conséquences ! Quelqu’un d’autre s’en chargera, ce n’est pas important. Quand on est aussi extraordinaire que toi, ça ne peut que bien se passer !
Après tout, il ne faudrait surtout pas que tu deviennes comme moi. Tu viens à peine de me rencontrer, tu ignores tout sur moi, mais tu n’as de doute sur rien. Devenir plus bête et oublier des choses ! Quelle horreur ça serait ! Non pas que tes dons te servent à quoi que ce soit à l’heure actuelle. Mais comment tu pourrais remplir tes journées si tu ne peux plus te complaire à ne rien faire et regarder les autres de haut ?
Qu’est-ce que j’avais dans la tête, bon sang, comment est-ce que j’ai pu être aussi stupide ?! »
À bout de souffle, Lisa s’échappa une dernière exclamation de colère et de frustration mêlée. Un peu calmée, mais toujours terriblement contrariée, elle se replaça sur sa chaise et reprit son souffle, tout en continuant à maudire sa jeune alter ego dans sa barbe. L’homme, qui l’avait écouté se défouler pendant plusieurs minutes sans prononcer le moindre mot, attendit quelques secondes de plus pour s’assurer qu’elle avait fini avant de poser sa question.
« Est-ce qu’elle a raison ?
— Sur quoi ?
— Si elle réussit à changer son futur, est-ce que tu disparaîtras ?
»
Le ton de sa voix était calme et posé, mais avec l’expérience, Lisa arrivait à discerner quelques-unes des émotions qui brûlaient en dessous de sa façade inexpressive. Et il n’avait pas pour habitude de poser des questions anodines ou d’échanger des banalités. Elle soupira longuement.
Elle comprenait ce que traversait sa version adolescente. Il lui était impossible de se dissocier complétement de ses choix. Tous les souvenirs de cette période, dans leurs moindres détails, étaient gravés dans sa mémoire. Elle ne se faisait pas d’illusion. Malgré tous les défauts qu’elle pouvait lui trouver, elles étaient la même personne et elle ne pouvait pas la juger sans se montrer hypocrite.
Une partie d’elle aurait voulu que son alter ego se montre meilleure que ce qu’elle avait été et réussisse là où elle avait échoué. L’autre partie se serait bien contenté de lui mettre des claques à répétition. Cela la rendait folle de la voir faire exactement les mêmes erreurs, surtout en les voyant d’un point de vue extérieur et en sachant exactement ce qu’il allait se passer. Elle ne pensait pas que sa frustration serait aussi viscérale et qu’elle aurait autant de mal à se contrôler.
Est-ce que ça ressemblait à ça d’être parent ?
Elle savait que le pire restait encore à venir. Mais elle ne pouvait pas non plus nier la vérité.
« Non, finit-elle par répondre. Le passé est fixe. Rien ne peut changer. »
Plusieurs émotions passèrent sur le visage de son partenaire dont la confusion.
« Écoute-moi bien, continua Lisa, en se penchant au-dessus de la table. Ce n’est pas une mission comme les autres. On est dans mon passé. J’ai été à sa place, j’ai vécu exactement les mêmes événements qu’elle a vécus et qu’elle va vivre. C’est extrêmement dangereux, on ne peut pas se permettre la moindre erreur. C’est pour ça qu’on ne pouvait rien prendre avec nous, pas même nos vêtements. C’est aussi pour ça que je t’ai demandé de me laisser parler quand on est arrivé. Si jamais quelque chose deva… »
Elle s’interrompit brutalement en remarquant des bruits de pas qui se rapprochait. Voyant une accalmie dans la tempête, le serveur avait décidé de saisir sa chance et s’approchait rapidement.
« Bienvenue dans notre café ! Est-ce que… hum… est-ce que vous avez
choisi ? demanda-t-il une fois arrivé devant la table, essayant
d’arborer son sourire le plus chaleureux possible.
— Un gâteau aux trois chocolats et un expresso s’il vous plaît, répondit
la femme en se réadossant à son siège.
— Bien sûr, dit le serveur un peu rassuré. Et pour vous, Monsieur ?
Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? »
L’homme ne répondit pas immédiatement et posa les yeux sur le serveur. Ce dernier se recroquevilla instinctivement dès que leurs regards se croisèrent, réalisant que la femme était loin d’être la plus terrifiante de ces deux clients. L’homme dégageait une aura meurtrière difficilement supportable.
« Je n’ai besoin de rien, déclara-t-il lentement.
— Ah… je… euh, d’accord, bien sûr.
— Tu vas prendre une gaufre au chocolat, intervint Lisa, sur un ton qui
ne laissait pas la place à la discussion. Et un grand gobelet de glace à
boire à la framboise.
— Pardon… ? répondit l’homme avec une fureur mal étouffée. »
Un silence de plomb tomba sur la terrasse. L’homme avait reporté son attention sur Lisa et semblait vouloir l’écraser sous la seule force de son regard. Habituée, elle soutenait l’assaut sans mal, un petit sourire tranquille aux lèvres. Seul le serveur semblait sur le point de s’évanouir.
« Je… enfin, hum, je… peux vous laisser… un peu de temps pour
réfléchir si…
— Ça ne sera pas nécessaire, le coupa Lisa, sans quitter son partenaire
des yeux. Il va commander. »
La réponse sembla l’enrager encore plus, si une telle chose était possible, tandis que le pauvre serveur, prit entre deux feux, se réduisait petit à petit en une petite boule tremblante. L’homme n’avait rien répondu, il n’avait presque pas bougé, mais on aurait pu jurer que, si elle se risquait à faire un mouvement, si elle disait un mot de plus ou même pour un battement de paupière, il se serait jeté sur elle.
Après quelques secondes supplémentaires, il finit enfin par briser le silence et se retourna vers le serveur.
« Toi.
— Oui ! couina le serveur. Enfin, euh, oui Monsieur !
— Je souhaite commander très exactement ce qu’elle a dit. Est-ce que tu
as besoin qu’elle répète ? demanda-t-il, presque poliment.
— Oui ! Non ! Je veux dire, c’est très clair, très bien, tout va très
bien ! Je vous apporte ça sur le champ ! »
Il fila aussi vite qu’il le put. Lisa ne put retenir un petit rire en le voyant détaler. Son partenaire pouvait se montrer terrifiant, même sans le vouloir. Il s’était montré aussi avenant avec le serveur qu’il pouvait l’être. Il avait simplement été contrarié par l’arrivée du serveur et n’avait pas compris l’intervention. S’il ne savait pas se comporter correctement dans les situations normales, c’est qu’il était habitué à des situations bien différentes.
Personne ne savait rien de ce qu’il était ou de son passé. Lui-même ignorait jusqu’à son nom et l’endroit d’où il venait. À cause de ça, on lui avait attribué le nom de code Unknown, qu’il avait fini par considérer comme son véritable nom. D’aussi loin qu’il pouvait s’en souvenir, sa vie n’avait été que bataille après bataille et il n’envisageait pas qu’il puisse en être autrement. Une fois, Lisa lui avait demandé s’il n’était pas fatigué de ces combats incessants. Il ne lui avait donné qu’une seule réponse.
C’était ce qu’il faisait. C’était ce qu’il était.
Plus d’une fois, elle l’avait vu faire trembler des guerriers endurcis simplement par sa présence ou faire reculer des monstres que des armées entières n’auraient pas osé affronter. On aurait dit que brûlait en lui un immense brasier, à peine contenu, qui menaçait d’exploser à la moindre occasion. Lisa savait pourtant que ce n’était pas le cas. Il avait bien plus de contrôle sur lui-même qu’il n’y paraissait, et il en fallait beaucoup pour qu’il arrive à son point de rupture.
Malgré leurs nombreuses missions ensemble, elle n’avait jamais vu que quelques émotions animer son visage impénétrable. Souvent de la furie et de la rage, régulièrement de la douleur, quelques fois de la compassion et de la pitié et rarement de la joie. Pas une seule fois cependant, elle n’y avait vu de la peur. Au combat, il valait 10 000 hommes. Quand la situation devenait désespérée, il en valait bien plus.
Mais que ce soit au combat ou ailleurs, Lisa n’aurait échangé son aide pour rien au monde. Derrière son attitude belliqueuse et sa rigueur inhumaine, se cachait un homme bon, droit et juste, qu’elle avait appris à apprécier et qui avait gagné sa complète confiance. Elle ne s’était jamais plus sentie en sécurité que quand il était à ses côtés. Avec lui, rien ne semblait insurmontable.
Elle était une des très rares personnes à ne pas le craindre. Peut-être aussi une des seules qui avait raison de ne pas le faire.
« Tu as des questions, je suppose, dit-elle.
— Plus que je ne peux en compter. »
Ils avaient eu beaucoup à faire, hier, en très peu de temps et elle n’avait pas eu le temps de lui parler. Ils s’étaient quittés presque immédiatement après avoir vu le directeur et l’avoir fait chanter pour se faire recruter. Il en avait profité pour récupérer suffisamment d’argent pour les quatre jours. C’était un sale type et Lisa n’avait eu aucun remords à le faire.
Elle était ensuite partie en ville, tandis qu’il était resté à l’école, travailler toute la nuit. Ils ne s’étaient retrouvés qu’au matin après le premier cours de Lisa.
« Avant que je ne réponde à toutes tes questions, l’interrompit Lisa,
accorde-moi en une. Est-ce que tu as eu le temps de faire ce que je t’ai
demandé hier ?
— Oui. Ça m’a pris une bonne partie de la nuit. Il fait presque 6 m de
rayon pour 5 m de profondeur. J’ai creusé à l’endroit que tu m’as
indiqué, à côté de la façade sud, en dessous de la fenêtre, et j’ai
rebouché avec un peu de terre et de la pelouse, juste assez pour que
cela tienne et ne se voit pas.
— Parfait. Il n’y a pas grand monde qui passe par là, personne ne
devrait rien remarquer.
— Il n’y a aucune barrière ou avertissement. Cela devrait supporter le
poids de petits animaux, mais si jamais quelque marche dessus…
— Ça n’arrivera pas. »
Il n’y avait aucun doute dans sa voix. Son partenaire ne répondit rien, mais son visage disait à Lisa tout ce qu’elle avait besoin de savoir sur ce qu’il pensait.
« Encore une question à ajouter à la liste, pas vrai ? rigola Lisa. Vas-y, je t’écoute. Par quoi veux-tu commencer ? »
Il n’hésita qu’un court instant, ayant déjà une question en tête apparemment.
« Pourquoi est-ce que tu te comportes si étrangement avec elle ? Je ne t’ai presque pas reconnu hier. »
Lisa sourit. C’était là une des questions les plus faciles à expliquer.
« Est-ce que tu as déjà eu une sensation de déjà-vu ? La sensation que tu as déjà vécu quelque chose sans pour autant savoir quand ou même si c’était réel ? »
Unknown ne répondit pas, se contentant de la dévisager.
« Moi non, continua-t-elle. Absolument jamais. Je sais exactement ce qu’il m’est déjà arrivé dans le moindre détail. Ma mémoire peut faire la différence entre des changements minuscule, que ça soit la moindre brise, la moindre odeur ou le moindre bruit.
Maintenant, représente-toi la pire sensation de déjà-vu imaginable, amplifie ça par mille environ et tu auras une petite idée de ce que je ressens quand je suis à côté d’elle.
Tout s’aligne. Tout est exactement, parfaitement identique, mais d’un point de vue différent. Les souvenirs, avant et après, se bousculent et remontent immédiatement à la surface. Je peux littéralement voir, entendre et sentir à l’avance ce qui va se passer. Pire encore, je peux entendre ma propre voix, avant que je ne pense à prononcer le moindre mot et me voir bouger, avant que je ne décide de faire le moindre mouvement. J’ai l’impression d’être une marionnette contrôlée par quelqu’un d’autre.
C’est mentalement et physiquement désagréable pour moi d’être proche d’elle. Plus elle est proche et plus l’effet est puissant. Comme si ça ne suffisait pas de devoir supporter ses âneries…
Je commence à m’y habituer petit à petit, ceci dit. Un peu. »
Il médita la réponse un moment.
« Cela explique beaucoup de choses, mais pas tout.
— Dis-moi ce qui te gêne.
— Je ne prétends pas comprendre comment ou sur quoi vous vous êtes
affronté hier, mais je suis au moins sûr d’une chose. Si elle pouvait
trouver la bonne réponse, tu en étais capable aussi. Tu as fait exprès
de perdre. Pourquoi ?
— Tu veux parler du défi ridicule qu’elle m’a lancée, avec les bonbons ?
Je voudrais t’y voir, dans ces conditions, pour repérer des détails
aussi petits. C’est comme essayer d’extraire une racine carrée avec une
fanfare à côté. »
Incapable de laisser sa jumelle avoir raison, même sur quelque chose d’aussi trivial, Lisa continua.
« Et elle a tort. Tom en a mangé 18, au moins. »
Son partenaire eut un mouvement de surprise presque imperceptible.
« C’est vrai, je n’aurais pas pu réfléchir aussi vite qu’elle en étant déconcentrée comme je l’étais, expliqua-t-elle. Mais je n’en avais pas besoin. Je savais déjà comment elle allait réfléchir et qu’elle allait être sa réponse. Et j’ai eu des années pour y réfléchir.
Maxime était dans la salle de classe, c’est lui qui avait un bonbon en bouche. Ce n’est pas sa salle de classe, mais il est quand même le premier à prendre un bonbon du sachet. S’il est là, c’est qu’il a accompagné Tom au supermarché, comme il le fait souvent. Et ce n’est pas qu’une supposition. Le soir, en passant devant sa classe, je l’ai vu sortir de son sac et rouvrir un paquet de 30 bonbons, exactement les mêmes. Il ne lui restait que 10 au moment où il l’a ouvert.
Ils ont donc pioché dans le paquet de Maxime sur le chemin de l’école et ils n’ont ouvert le paquet de Tom qu’après être rentré. Même si Tom n’a mangé que 12 bonbons de son paquet, il a probablement mangé au moins 10 autres dans le paquet de Maxime. 22 en tout. »
« Et elle n’a pas remarqué ça parce que…
— Parce que c’est une idiote ! Elle était trop occupée à regarder les
reflets des vitres, pour prêter la moindre attention à qui était dans la
pièce et ce qu’ils faisaient là. Elle était tellement concentrée sur ce
seul souvenir, qu’elle en a ignoré tous les autres. Elle ne voit pas
plus loin que le bout de son nez et elle vient me faire la leçon ! »
L’homme ne semblait pas satisfait par la réponse.
« Pourquoi 18 ? demanda-t-il soudainement.
— Pardon ?
— Pourquoi répondre 18 ? Pourquoi pas 22 ?
— Parce que 18 était une réponse qu’elle pouvait expliquer. Plus je
répondais un nombre haut, plus je passais pour une incapable. Si j’avais
répondu 22, cela voulait dire que je n’avais vu que les 8 bonbons sur la
table de Tom. Elle se serait rendu compte que quelque chose
clochait.
— J’en doute. Elle avait déjà l’air sûre et certaine que tu avais
complétement perdu l’usage de ta mémoire. Il y a autre chose que tu ne
me dis pas. »
Il réfléchit un instant et alors que Lisa s’apprêtait à rompre le silence, il reprit la parole.
« Tu as dit que Maxime était celui qui avait un bonbon en bouche. Elle l’a aussi évoqué, si je ne me trompe pas. Je serais prête à t’accorder le bénéfice du doute sur celui-là. On ne le voit jamais clairement. C’est ce qu’elle a dit.
Tu aurais pu répondre 17, même en faisant semblant de ne pas voir les reflets. Mais, en répondant 18, tu attirais son attention sur Maxime.
C’est pour ça que tu as répondu en premier, avec autant d’aplomb. Et c’est pour ça que tu n’as jamais avoué avoir perdu. »
L’homme la transperça du regard, sans qu’elle puisse le soutenir cette fois.
« Tu as essayé de l’aider, indirectement… Tu voulais qu’elle remarque son erreur d’elle-même. »
Il n’y avait pas de jugement ou de reproche dans sa voix, mais Lisa ne put s’empêcher d’être envahi par la culpabilité. Elle n’ignorait pas les risques, mais elle n’avait pas pu s’en empêcher sur le moment. Excédée par le comportement de la lycéenne orgueilleuse, le passé et le futur bourdonnant dans ses oreilles et devant ses yeux, revoyant en détail ce qui allait lui arriver et ce qu’elle allait faire dans quelques jours, elle n’avait pas pu s’empêcher d’essayer de lui envoyer une bouée de secours.
« On ne peut rien te cacher, lui dit Lisa avec un sourire mal assuré.
Ceci dit, je n’avais pas le choix. C’est la réponse que j’ai entendue
quand j’étais à sa place, c’est donc la réponse que je devais
donner.
— Peut-être, mais ce n’est pas ta raison de le faire.
— Non, c’est vrai, avoua-t-elle. J’aurais voulu qu’elle le remarque
d’elle-même. Ça aurait voulu dire qu’elle avait encore une chance de
prendre les bonnes décisions et d’échapper à ce qu’il va lui arriver…
»
Le serveur arriva à ces mots, presque en courant, apportant leurs commandes. Encore tremblant, il les servit sans un mot, aussi vite que possible, tandis que les deux clients se dévisageaient dans un silence de mort.
« Est-ce que… Est-ce que je peux vous faire quoique ce soit d’autre
pour vous ?
— Non, répondit Unknown, en prenant soin de ne pas le regarder, pour ne
pas l’effrayer davantage. Merci. »
Même le ton de sa voix s’était adouci. Tremblant un peu moins que quand il était arrivé, le serveur interrogea silencieusement Lisa avec la même question et elle fit non de la tête avec un sourire. Il repartit.
« Ce que j’ai fait est extrêmement stupide et dangereux, reprit
Lisa.
— Tout ce que l’on fait est dangereux, la coupa l’homme. Et parfois,
stupide. Ça ne serait pas la première fois
— Certes, répondit Lisa avec un sourire. Mais tant qu’on est là, ce
genre de chose ne doit pas se reproduire. Jamais. Le passé est fixe et
doit rester fixe. C’est d’ailleurs pour ça que tu te retrouves avec ce
gobelet plein de glace, et cette appétissante gaufre, et que moi, je me
retrouve ça. »
Comme pour appuyer ce qu’elle venait de dire, elle porta la tasse à sa bouche et en prit une petite gorgée, avant de grimacer.
« Aussi affreux que dans mes souvenirs…! » s’exclama-t-elle en tirant la langue.
Elle la reposa et la regarda avec dégout. Son partenaire haussa un sourcil curieux.
« Dans quelques minutes, ma version adolescente va passer par là, expliqua-t-elle, en pointant une rue. Elle est actuellement en train de refaire un tour complet de la ville pour vérifier que rien n’a changé. Comme si c’était de ça dont elle allait avoir besoin, l’imbécile… »
Elle reprit une gorgée sans réfléchir, trop occupé à maugréer, avant de grimacer de nouveau. Elle déglutit rapidement et toussota un peu avant de continuer.
« Quand j’étais à sa place, dans cette rue, je nous ai vus tous les
deux, assis à cette table. Je ne me suis pas approché, mais je voyais
clairement ce qu’il y avait sur la table. Tu avais un grand gobelet avec
une paille et j’avais une tasse d’espresso. Il y avait aussi deux
assiettes vides, probablement un gâteau et une gaufre.
— Et… ?
— Et c’est tout. C’est la seule raison pour laquelle j’ai commandé ce
que j’ai commandé. »
Son partenaire la dévisagea, essayant de comprendre la logique derrière ses actions. Il n’avait pas encore touché sa nourriture.
« Si j’avais eu le choix, jamais je n’aurais pris d’espresso, je
déteste ça. Mais puisque c’est ce qu’elle buvait quand je l’ai vu, c’est
ce que je dois boire. Par contre, pour notre lycéenne préférée qui
devrait arriver dans quelques minutes…
— C’est précisément l’inverse, commença à réaliser son partenaire. C’est
parce que tu viens de la commander qu’elle verra cette tasse.
— Bizarre, hein ? Mais oui, c’est exactement ça.
— Qu’est-ce qui est arrivé en premier ? Est-ce que tu as vu cette tasse
parce que tu l’a commandé ? Ou est-ce que tu l’as commandé parce que tu
l’as vu ?
— Ni l’un, ni l’autre. Posée comme ça, cette question n’a pas de sens.
La causalité n’est pas liée au temps qui passe. Si on devait trouver la
véritable cause de ces deux événements, ça serait notre voyage dans le
temps. Nous vivons toutes les deux en même temps, libres de faire nos
propres choix. Mais ces choix ne sont pas interdépendants, seulement
concordants. Elle ne peut pas changer le passé, car elle n’a pas de
raison de le faire. Et moi, je… Enfin, ce n’est pas comme si je pouvais
changer le passé non plus, mais… »
Incapable de trouver les mots pour expliquer ça simplement, elle ferma les yeux et réfléchit un long moment. Quand elle les rouvrit, la solution se trouvait en face d’elle.
Elle ne put retenir un petit rire, en pensant aux mots qu’elle allait prononcer.
« Le temps est comme du chocolat », déclara-t-elle avec aplomb, comme si ça expliquait tout.
Unknown était généralement quelqu’un d’indéchiffrable, mais à ce moment précis, n’importe qui aurait pu lire la confusion sur son visage.
Elle pointa l’une des petites sculptures en chocolat qui trônait sur son gâteau, un long bâton droit fait en chocolat noir.
« Ceci est la réalité de la jeune Lisa. Ma vie sans le voyage dans le temps. Je vais dans un seul sens, d’ici à là. Simple, non ? »
Il acquiesça. Elle se saisit alors d’une autre sculpture, une espèce de cercle, en chocolat blanc.
« Et ceci représente ma réalité, la réalité de celle qui est revenue dans le passé. Une boucle qui permet de revenir en arrière. Quand on s’est déplacés, on est venu se greffer sur quelque chose qui existait déjà. Et c’est à peu près comme cela que ça s’est passé. »
Utilisant le briquet qu’elle avait confisqué à son double, Lisa plaça la flamme contre le cercle et commença à faire fondre le chocolat. Elle fit de même avec le haut de bâton, avant de poser le cercle dessus et de le maintenir droit. Le chocolat fondu se lia l’un à l’autre, le blanc et le noir se mélangeant à mesure qu’elle bougeait pour stabiliser l’ensemble.
« Il y a toujours ma réalité et la sienne, bien séparées, mais au niveau de la liaison, il ne reste qu’une sorte de mélange avec des bouts de chaque réalité qui s’entremêlent, sans que l’on puisse dire où l’une commence et où l’autre finit, mais qui forme un tout cohérent. Parfois, il y a un bout de blanc, parfois un bout de noir, avec toutes les nuances possibles entre.
Il n’est plus possible de savoir qu’est-ce qui était du chocolat noir ou du chocolat blanc à l’origine, tout comme il est impossible de déterminer exactement la cause d’un événement. Il peut même se produire des choses qui n’auraient jamais pu se produire dans l’une ou l’autre des réalités, mais qui ont été créés par le mélange. Comme cet espresso. »
Une fois qu’elle était sûre que la nouvelle structure tenait, Lisa la lâcha avant de lécher le chocolat qui s’était accroché à ses doigts.
« Puisque le chocolat fondu est presque liquide, il peut prendre la forme qui lui convient le plus sans contrainte. Il peut y avoir un peu de tension, mais dans l’ensemble, tout sera stable et harmonieusement positionné.
C’est pour ça qu’elle ne peut pas réussir là où j’ai échoué. Elle est destinée à faire les mêmes choix que j’ai faits, parce que ce sont les choix qui lui seront le plus naturels. Elle ne s’en rendra même pas compte. Il en va de même pour tous ceux qui ignorent que le voyage dans le temps existe.
En revanche, maintenant que le chocolat a refroidi et s’est solidifié, si quelqu’un essaye d’aller contre cet ordre naturel des choses… »
Elle commença à appuyer sur le cercle tout en maintenant la base fixe.
« Il y aura une faible résistance, peut-être un peu de déformation, mais au bout du compte… »
Le chocolat finit par casser et la boucle s’effondra sur le petit gâteau.
« Le temps se brisera et perdra toute cohérence. L’illusion que la causalité est régie par le cours du temps se dissipera. Si cela devait se produire, c’est toute cette réalité qui serait condamnée. Rien ni personne n’y survivra.
Le passé est figé, dans tous les sens du terme. Rien de ce que j’ai vu ou entendu ne doit changer. Peu importe ce que j’en pense ou ce que je veux, peu importe ce qu’il peut se passer, peu importe ce qu’elle va faire, rien ne doit changer. Ma mémoire est tellement précise, que le moindre écart suffirait à tout faire voler en éclat. »
Indifférente au sort de leurs réalités en chocolat, Lisa s’empara d’un des morceaux restants de la structure et croqua dedans.
« Rassure-toi, ça ne peut pas arriver par hasard. Il faut connaître le futur et décider, plus ou moins consciemment, d’agir à contre-courant. Autrement dit, il n’y a que moi qui pourrais provoquer un tel désastre. Et toi aussi, désormais… »
Elle désigna d’un geste de la tête la gaufre qu’il n’avait pas encore touchée, avant de relever les yeux vers lui.
« J’espère que tu as faim, dit-elle d’un air sinistre. Il ne doit
rester que des assiettes vides quand elle arrivera.
— Sinon… , réalisa-t-il, prenant petit à petit conscience de la gravité
de la situation.
— Pas si facile de connaître le futur, hein ? Est-ce que tu ressens le
poids écrasant du temps sur tes épaules ? Tu dois commencer à regretter
de m’avoir accompagné, rigola-t-elle. »
Alors qu’il allait prendre ses couverts, son partenaire s’arrêta net et lui décocha un regard qui aurait fait reculer n’importe qui d’autre. Il prit le temps de s’assurer qu’elle le regardait avant de répondre, appuyant chacun de ses mots.
« Non. Je ne regrette pas. Ni de t’avoir accompagné, ni de partager ton fardeau. »
Ne s’attendant pas à une réponse aussi franche et sincère à ce qui n’était qu’une mauvaise plaisanterie, Lisa étouffa un gloussement.
« Tu devrais ! s’exclama-t-elle. Je n’ai pas encore fini de
t’annoncer les mauvaises nouvelles.
— Peu importe. Ça ne change rien. Je serai là et je me battrai. Quoi
qu’il arrive. Tu peux compter sur moi. »
Un moment s’écoula sans que ni l’un ni l’autre ne parle. De l’extérieur, il dégageait une détermination féroce et une aura terrifiante. Mais Lisa était loin d’être effrayée, bien au contraire.
Presque involontairement, elle expira, et sentit ses muscles se relâcher. Elle n’avait pas remarqué à quel point elle s’était tendue durant la discussion, mais le voir rayonner avec autant d’assurance avait dissipé toutes ses angoisses. À cet instant précis, il lui semblait que même si le temps devait se déchirer, il serait bien capable d’attraper et de recoller les morceaux à mains nues.
« Tu ferais bien de te dépêcher à manger ta gaufre, reprit-elle pour se donner une contenance. Le sort de ce monde en dépend. Et elles sont délicieuses en plus, plaisanta-t-elle, bien moelleuse et sucrée. »
Il n’y avait pas d’urgence dans sa voix, mais, sans un mot, il prit ses couverts.
« Et Unknown ? l’interrompit Lisa.
— Oui ?
— Merci. »
Il ne répondit rien. Il n’y avait pas besoin.
Il commença à manger et après un moment à le regarder, reconnaissante, elle attaqua aussi son gâteau.
« Connaître le futur n’a pas que des désavantages, dit-elle en portant à ses lèvres une bouchée de gâteau. La contrepartie d’un tel risque, c’est que je sais avec certitude que personne ne tombera dans le trou que tu viens de creuser par exemple. Et je sais aussi exactement où et quand la bête temporelle que l’on chasse se montrera.
Elle sera à l’école cette nuit. Je l’ai vu. »
« Elle sera à l’école cette nuit. Je l’ai vu. »
Son partenaire releva les yeux presque immédiatement de sa gaufre. Sans pour autant arrêter de manger, il commença à écouter très attentivement. À l’exception de très rares occasions, il faisait passer la mission avant tout.
« L’anomalie temporelle XB75-12-365U, continua Lisa, ou comme je
préfère l’appeler : « Le Tigretemps ». Une aberration du flux
spatio-temporel, ayant acquis une conscience, et s’étant perdue
ici.
— Il ressemble à un tigre ?
— Non, pas le moins du monde. C’est plutôt une espèce de grand loup
gris, presque aussi grand qu’un cheval.
— …
— Quoi ? retorqua-t-elle, répondant à la remarque silencieuse de son
partenaire. J’ai eu le temps d’y réfléchir, tu sais. Je ne vais pas
l’appeler le Louptemps ou le Tempsloup. C’est beaucoup moins
percutant.
— Où et quand est-ce qu’il va apparaître exactement ? demanda-t-il, sans
porter attention aux justifications de sa partenaire. Dis-moi-en
plus.
— Non justement. C’est le but. Je ne compte t’en dire que le minimum
nécessaire. Moins tu en sauras et plus tu seras libre de tes mouvements.
Et crois-moi, ça ne va déjà pas être simple de le capturer, il vaut
mieux que tu n’ais pas à te poser la question de si tes actions sont en
accord avec ce que j’ai vu. »
La réponse ne sembla pas lui plaire, mais il ne protesta pas. Sans un mot, il avala la dernière bouchée de sa gaufre et reposa ses couverts.
« Je peux au moins t’en dire plus sur ce qu’est le Tigretemps, soupira Lisa, ça n’a pas de rapport avec le futur. D’après ce qu’on m’en a dit, une telle anomalie est un phénomène extrêmement rare. Ce genre d’aberration est supposé vivre tranquillement sa vie dans sa… dans son… espace spatio-trans-dimensio-temporel. Mais, celui-ci n’est pas « né » là où il devrait. Et alors qu’il cherchait un endroit où vivre, il s’est retrouvé pris au piège dans ma réalité.
Il n’est pas fait être contraint par un temps linéaire, encore moins un où le futur doit rester fixe. S’il reste ici trop longtemps, il va finir par mourir, comme un poisson d’eau douce qui se serait retrouvé en haute mer.
Il est suffisamment malin pour comprendre sa situation et essayer de s’échapper. Mais la boucle temporelle agit comme une espèce d’immense tornade qui le ramène ici quoi qu’il arrive. Il essaye de se battre contre le courant, mais c’est peine perdue, il ne fait que s’épuiser. »
Unknown médita ces paroles quelques instants.
« Est-ce qu’il ne serait pas plus simple d’essayer de le convaincre
de nous suivre ? demanda-t-il. S’il ne souhaite pas être ici et qu’il
est doué de raison, il n’a pas de raison de refuser.
— Ça serait la meilleure option, si on avait le moindre moyen de
communiquer avec lui. Sa manière de percevoir les choses et de penser
est totalement différente de la nôtre. Il peut voir les différentes
dimensions du temps, le passé et comme le futur, aussi distinctement que
je peux voir les couleurs. De son point de vue, nous ressemblons plus à
des pierres inertes qu’à de véritables êtres vivants. Nous n’avons pas
le temps de lui apprendre comment nous fonctionnons, il va falloir
utiliser la manière forte pour le capturer et le ramener à la base.
»
Lisa reposa ses couverts, son assiette ne contenant plus que des miettes de gâteau. Elle avait beaucoup parlé et aurait bien aimé rincer le chocolat dans sa bouche avec une boisson fraîche, mais elle savait qu’elle ne devait rien commander de plus pour l’instant. Elle considéra le fond d’espresso qu’il lui restait, se posant la question de si elle préférait son goût amer à la soif.
« En conditions normales, continua-t-elle malgré son dilemme interne, il serait presque complètement impossible à capturer. Il peut se déplacer entre les dimensions sans difficulté. S’il se sent ne serait-ce qu’un peu menacé, il peut sauter vers une autre dimension et disparaître purement et simplement de la nôtre, sans qu’on puisse l’arrêter. Non pas que grand-chose puisse le menacer de toute façon, des blessures qui tueraient un être vivant sur le coup ne le ralentiront pas…
Comme si ça ne suffisait pas, il est capable de pressentir le futur et est bien plus intelligent que nous. Sa force et sa vitesse sont aussi démesurées par rapport à sa taille. Il a laissé des traces de griffes dans toute l’école et, quand j’y repense, je suis à peu près sûre que sa mâchoire est suffisamment puissante pour réduire un bloc de ciment en poussière.
En toute franchise, il n’a pas de faiblesse à exploiter. »
Lisa parcourut le bord de sa tasse avec son doigt, pensant à l’inévitable moment où elle devrait boire son reste d’espresso. Il avait refroidi depuis, ce qui la repoussait encore plus.
En face d’elle, Unknown ne semblait pas s’inquiéter de la description du Tigretemps. Lisa ne put retenir un sourire. Elle savait qu’il se représentait bien le danger qu’ils allaient devoir affronter, mais elle savait aussi par expérience que sa confiance en lui n’était pas forcémeent mal placée.
« Cependant, nous sommes loin d’être dans des conditions normales, reprit-elle. Il est tout aussi bloqué que je le suis, obligé respecter le futur à la lettre. Il a une compréhension instinctive du fonctionnement du temps et peut voir la manière dont les événements doivent se dérouler ainsi que leurs liens. Il sait ce qui va se passer aussi bien que moi, si ce n’est mieux. Et contrairement à moi, il peut se représenter en détail ce qu’il va se passer si le temps se brise…
Tu peux compter sur lui pour jouer son rôle et préserver le futur à tout prix. Si je l’ai vu, c’est qu’il sera là. »
Lisa se radossa au dossier de la chaise tout en croisant les jambes.
« Ce qui nous amène au point suivant, la seconde mauvaise nouvelle. Tu vas devoir chasser le Tigretemps seul. Je ne t’accompagne pas. »
Une expression de surprise traversa son visage et il eut besoin d’un moment pour trouver ses mots.
« Ce… n’est vraiment pas ton genre. Tu cours normalement au-devant du danger. Pourquoi ? »
Lisa sourit et s’apprêta à répondre. Mais avant qu’elle n’en ait eu le temps, l’univers entier commença à résonner. Il avait commencé à vibrer depuis un petit moment déjà, sans qu’elle le remarque, mais la sensation prit une tout autre ampleur. Tout se dupliqua. Tout se synchronisa.
Le chant des oiseaux, le son du moteur d’une voiture qui passait à côté, les courants d’air, le bruit ambiant… Tout résonnait dans ses oreilles un instant avant qu’elle ne l’entende et un instant encore après l’avoir entendu. Sans qu’elle puisse l’empêcher, agités par ces sensations et leurs rythmes, ses souvenirs prirent le pas sur le reste.
Elle marchait. Elle n’avait pour l’instant rien remarqué d’étrange ou de changé dans la ville, mais il lui restait quelques lieux à aller vérifier. Si elle ne trouvait rien, elle retournerait à l’école. Alisa devait encore s’y trouver, à jouer à la professeure parfaite. Elle n’avait aucune envie de la revoir pour l’instant. Et il ne fallait surtout pas qu’Alisa apprenne que son plan avait marché et qu’elle avait la preuve que le futur pouvait être modifié.
Lisa respira profondément, un frisson lui parcourant le dos, et essaya de se concentrer. Elle commençait à connaitre cette sensation, mais n’avait pas encore trouvé le moyen de la contrôler parfaitement. Presque involontairement, elle se redressa et posa ses coudes sur la table, agrippant l’anse de sa tasse.
Il lui fallut un effort de volonté pour forcer ses yeux à voir ce qu’il y avait devant elle maintenant et non pas ce qu’il y avait dans ses souvenirs. Le visage de son partenaire lui apparu, trouble, comme dans un brouillard. Une partie d’elle toujours en train de marcher dans la rue à côté, elle se focalisa sur ce visage pour retrouver pied et s’ancrer dans le présent.
Il avait l’air confus. Lisa se sentit sourire. Pour elle, c’était aussi évident que si la terre avait tremblé, mais pour lui, rien n’avait changé. La terrasse était aussi vide et silencieuse qu’avant, et il n’y avait personne dans la rue. Il faudrait encore une poignée de secondes avant que son alter ego n’arrive.
En se dépêchant, elle serait de retour à temps pour la pause de 10h et elle pourrait interroger les élèves pour savoir si quelque chose s’était passé en son absence. Si tout avait été calme, il lui restait encore quelque chose à essayer à l’école. Alisa était sur ses gardes maintenant, mais son compagnon, le héros antique, était probablement seul. Perdu dans un monde étranger et sans Alisa pour le surveiller, il était peut-être suffisamment vulnérable pour qu’elle puisse en tirer des informations intéressantes. C’était un jeu dangereux, mais cela valait le coup d’essayer.
Lisa aurait pu décompter les mètres qui les séparaient, avec la manière dont le monde résonnait. Plus son double s’approchait et plus les petites différences s’estompaient, petit à petit, jusqu’à disparaître. Elle faillit jeter un coup d’œil furtif à la rue, avant de raviser. Encore quelques secondes…
« La voilà… »
Son partenaire, qui avait remarqué son comportement étrange depuis un moment, comprit immédiatement. Ses yeux se tournèrent vers la rue.
« Ne la regarde pas ! ordonna Lisa dans un souffle. Ne la regarde pas, ne réagis pas, continue de me regarder et ignore-la. »
Elle commençait à avoir une vision claire de la table et des deux personnes assises. Les pensées qu’elle avait eues à l’époque résonnèrent dans son esprit, comme si cette autre Lisa était en train de parler juste à côté d’eux.
« Deux personnes en terrasse par ce froid ? Il doit pourtant rester de la place à l’intérieur… »
Sans quitter son partenaire des yeux, presque immobile, Lisa essayait de ne pas perdre pied et de continuer la discussion normalement, sans se laisser affecter par ses souvenirs.
« Fais comme si elle n’était pas là, et ne la regarde surtout pas. Elle va rester un moment… »
Unknown acquiesça d’un mouvement tandis que l’autre Lisa s’approchait. Elle finit par être suffisamment proche pour les reconnaître.
« Eh bien, ça travaille dur à ce que je vois… Mais bon, si elle est là, c’est qu’il ne se passera probablement rien d’important à l’école pour l’instant. Ils ont dû se mettre en terrasse pour éviter les oreilles indiscrètes. Ils n’ont pas l’air de m’avoir vu, je peux rester un peu. J’aimerais bien savoir ce qu’ils ont à se dire qui mérite autant de précautions, mais je ne vois malheureusement pas comment je peux les espionner sans me faire repérer. Et je n’ai vraiment pas envie de lui parler maintenant… »
Avec des gestes mesurés, consciente du moindre de ses gestes, Lisa se replaça précautionneusement sur sa chaise, utilisant la forme de la chaise, la texture de la table et toutes les autres sensations qu’elle pouvait ressentir pour s’ancrer fermement dans le présent.
« Et voilà la raison pour laquelle je ne peux pas t’accompagner, articula-t-elle. Tu ne le ressens peut-être pas, mais là, tout de suite, le temps subit une pression immense. Il suffirait d’un rien. Je n’ai qu’à me lever.
C’est complétement invisible pour toi. Je peux le deviner en partie, à l’aide de mes souvenirs. Mais pour le Tigretemps, c’est très différent. Il peut voir la tempête que cela produit autour de nous.
Pour lui, je suis ne suis rien d’autre qu’une horrible source de paradoxe, une déchirure dans l’espace-temps qui menace tout engloutir. Et je suis aussi l’origine de la boucle temporelle qui le retient ici.
Il va me détester de toutes les fibres de son être.
À cause de la boucle temporelle qui essaye de le ramener ici, sauter entre les dimensions lui demande beaucoup d’énergie. Si ce n’est que toi qui es à sa poursuite, c’est-à-dire quelqu’un qui n’a aucun rapport avec cette réalité et qui ne sait rien du futur, il ne se fatiguera pas à braver les courants pour te fuir. Mais si c’est moi…
Il ne peut pas me blesser ou me tuer, je me suis vue vivante dans quatre jours, donc si je m’approche trop, il se rabattra sur la seule solution qu’il lui reste. Il se réfugiera dans une dimension parallèle. »
Absorbé par la discussion, d’un mouvement presque mécanique, elle porta la tasse à ses lèvres.
« Je bois des expressos moi maintenant ? Je suppose que les goûts changent avec l’âge. »
Distraite par les pensées de son double, le cerveau surchargé par les sensations du passé, elle ne sentit presque pas le goût de son espresso froid agresser sa langue. L’ironie de la situation lui arracha un sourire mi-figue mi-raisin. Elle avait longtemps pensé qu’elle allait finir par aimer l’amertume en vieillissant à cause de ce moment. Si elle avait su à quel point elle avait tort…
« Si je viens, cela ne fera que rendre les choses plus difficiles,
conclut-elle. Tout repose sur toi. — Tu peux compter sur moi, je
n’échouerai pas, répondit-il après un moment. Je le capturerai coûte que
coûte.
— Ce n’est pas forcément la bonne attitude à adopter. Cela fait partie
des rares missions où il vaut mieux échouer plutôt que d’aller trop
loin. Si le Tigretemps meurt, l’énergie libérée dévastera la dimension
dans laquelle il sera. Mais dans neuf cas sur dix, cela ne devrait pas
être trop grave. Épuisé, il ne pourra pas résister et les courants de la
boucle devraient l’amener quelque part inhabité. Personne d’ici ou des
dimensions adjacentes n’aura à mourir… »
Lisa hésita une seconde avant de finir sa phrase, mais prit sa décision. Elle ne voulait pas lui mentir sur ça.
« … sauf moi. Tu rentreras seul à la base. »
Un long moment de silence s’écoula. L’expression de son partenaire se fit menaçante, une tempête passa sur son visage, bien pire que tout ce qu’il avait eu jusque-là. Toujours emprisonné par ce que son double devait voir d’elle, Lisa ne pouvait pas détourner les yeux et elle fut forcé de affronter son regard de front. Son cerveau, sous l’impulsion de son instinct de survie, effaça complétement le passé de son esprit et la replongea dans le présent.
Il ne prononça qu’un seul mot, chargé à ras bord de fureur.
« Explique. »
Même habituée, elle ne put retenir un petit mouvement de recul, qu’elle essaya de dissimuler. Faisant bien attention à ce que sa voix ne tremble pas, elle reprit la parole.
« Ma ligne de temps est partout dans cette boucle temporelle. Si le Tigretemps meurt à l’intérieur, peu importe où, je mourrai avec lui.
Celle qui nous regarde ne devrait pas être affecté, du moins, pas avant qu’elle ne fasse son premier saut dans le temps. Toi non plus, puisque tu n’es qu’un simple visiteur. Ce n’est pas ta boucle temporelle.
Quant à moi, cela ne se produira pas instantanément et il ne se passera rien tant que je resterais ici. Mais quand viendra le moment de faire le voyage retour, je disparaitrai et je ne réapparaitrai jamais. C’est aussi simple que ça. »
La voix de son double s’était tue. Et il lui semblait que ses sensations étaient lointaines, moins fortes qu’avant.
« Une des rares missions où il vaut mieux échouer que d’aller
trop loin, répéta-t-il à voix basse, comme une accusation.
— Si le temps se brise, tout le monde mourra, moi incluse. Ce n’est pas
un choix difficile à faire.
— …
— Je savais à quoi m’attendre en venant ici. Tout ce que l’on fait
est dangereux. Ce n’est pas ce que tu m’as dit tout à l’heure ?, le
taquina-t-elle. Moi aussi, je peux jouer à ce petit jeu et j’ai une bien
meilleure mémoire que toi. »
Son expression passa par plusieurs émotions trop rapidement pour que Lisa puisse les décoder.
« Si je récapitule, dit-il finalement en relâchant un peu la pression
qu’il exerçait sur elle, tout faux mouvement de notre part peut conduire
à une catastrophe apocalyptique, notre cible peut s’échapper quand comme
bon lui semble, je dois l’attraper seul, car tu ne peux pas
m’accompagner sans le faire fuir, et si j’échoue, tu mourras avec lui.
Est-ce qu’il te reste d’autres mauvaises nouvelles à m’annoncer ?
— Hmm, oui, encore quelques-unes, répondit-elle d’une petite voix. »
Il émit un grognement sourd et regarda vers le café, évitant soigneusement la rue où l’autre Lisa se trouvait. Elle se retint de lui demander de nouveau s’il commençait à regretter, connaissant déjà sa réponse et voulant éviter de l’énerver davantage.
Les sensations du passé, qui avait fui devant la colère de son ami, lui revenaient doucement et la voix énervante de son double se réinvita dans son esprit.
« Ils ont l’air de parler de quelque chose d’important. Un sujet qui fâche apparemment, il a l’air furieux. Peut-être que tout n’est pas si rose que ça entre eux finalement… Avec un peu de chance, je pourrais m’en servir contre elle. »
Cette idiote… Si elle s’occupait déjà de ses affaires…
La voix de son partenaire la ramena vers le présent.
« Je n’aurais qu’une seule chance, résuma-t-il. Mais s’il a laissé
des traces de griffes dans toute l’école, c’est qu’il ne s’est pas
échappé immédiatement, peut-être même qu’il y a eu une bataille…
— Des traces de griff…? Oh non non, il les a laissées demain soir, pas
aujourd’hui », dit-elle sans réfléchir.
Une fraction de seconde plus tard, elle comprit son erreur. Le retour de la voix l’avait rendu inattentive et elle n’avait pas l’habitude d’avoir autant de secrets à protéger. Son partenaire ne lui laissa pas le temps de réfléchir.
« Comment ça ?
— … Je… n’aurais probablement pas dû dire ça…, dit lentement Lisa,
regardant autour d’elle comme pour vérifier que le temps allait tenir le
coup.
— …C’est quelque chose qui peut provoquer un paradoxe ?
— Oui… Oui, mais je crois que ça devrait aller, continua Lisa, un peu
rassurée de voir que rien n’avait commencé à exploser ou se fissurer.
C’est trop tard de toute façon, je ne peux pas changer ce que j’ai dit…
»
Lisa prit une seconde pour rassembler ses pensées.
« Je ne l’ai pas vu demain soir, mais je l’ai entendu dans la nuit.
Il a dévasté le quatrième étage. Le lendemain, il y avait des traces de
griffures un peu partout.
— Pourquoi est-ce que tu ne me l’as pas dit dès le début ? Si c’est
vrai, alors il ne faut surtout pas le capturer aujourd’hui.
— …Tu n’as pas encore touché à ta boisson, remarqua Lisa sans répondre à
sa question. »
Il la dévisagea sans comprendre. Lisa resta silencieuse pendant un moment, un sourire aux lèvres.
« Tu sais, j’ai beaucoup repensé à ces quatre jours pendant les années qui ont suivi. Je suis repassé sur chaque petit détail. Avec le recul, cela ne fait que me rendre la tâche plus difficile maintenant, mais à l’époque, je voulais tout savoir sur ce qu’ils avaient fait.
Je connaissais déjà presque tout de cette commande, dit-elle en désignant les restes sur la table. La tasse était une tasse d’espresso. En regardant avec attention les marques restantes sur nos assiettes et en comparant avec la carte du café, j’ai pu en déduire qu’il s’agissait d’une gaufre et d’un gâteau.
J’étais vraiment déterminé. Peut-être un peu trop. Mais il y a une chose que je n’ai jamais sue. Ce qui était dans ce gobelet. Une glace à boire évidemment. Mais quelle saveur ? La pile de gobelet est juste à côté de la machine, ils ne sont remplis qu’au dernier moment.
Tu te souviens du petit jeune qui nous a servi ? C’est son premier mois ici. Sympathique comme tout. Mais il a tendance à faire des erreurs dans les commandes, surtout quand il est stressé.
J’ai commandé framboise, mais vu dans l’état où il était, il y a de bonnes chances qu’il ait fait une erreur. »
Unknown regarda le gobelet, ne comprenant toujours pas où elle voulait en venir.
« Et ?
— Et il pourrait y avoir n’importe quoi dedans. Peut-être même qu’il est
vide. Ou peut-être que le temps complétera les blancs quand il en aura
besoin. Mais le plus important, c’est que peu importe ce qu’il y a dans
ce gobelet, cela ne créera pas de paradoxe. »
Circonspect, il le prit dans sa main et aspira la boisson par la paille.
« Alors ? demanda Lisa, ne pouvant pas s’empêcher d’être un peu
excitée d’enfin avoir la réponse à cette question stupide après toutes
ces années.
— C’est bon.
— … C’est tout ?
— Je ne reconnais pas la saveur. »
Déçue et amusée, Lisa ne put retenir un gloussement.
« Tu es peut-être bien en train de boire de l’indétermination temporelle, rigola-t-elle. Littéralement. Ça te va bien.
C’est le même principe pour le Tigretemps. Ce qui compte, c’est ce que j’en ai vu et entendu, pas ce que ce qui s’est produit réellement. Tant que les marques sont là et qu’elle entend les bruits que j’ai entendus, peu importe si c’est le Tigretemps qui en est à l’origine, le temps ne se brisera pas.
Si on arrive à le capturer, il nous suffira de faire les marques nous-même et de reproduire les bruits que j’ai entendus durant la nuit au quatrième.
Si on n’arrive pas à le capturer, alors il devra revenir demain pour respecter le futur.
Autrement dit, on a deux chances. Enfin, je devrais dire que deux chances. Il n’y a eu aucune trace de lui après-demain. Si on ne peut pas le capturer aujourd’hui ou demain, il ne reviendra pas.
On n’aura pas de troisième chance. »
Ils se regardèrent sans rien dire un moment avant que Unknown ne brise le silence.
« Comment je suis censé le capturer ? La mission est de le ramener à la base. Les bracelets-balises fonctionneront avec quelque chose d’aussi gros dans ces conditions ? »
Lisa savait que, malgré toutes les qualités de leurs bracelets-balises, la réponse était non. Ces choses étaient des petits bijoux de technologie, qui leur permettaient de faire des sauts dans le temps et entre les dimensions, à un niveau que même le Tigretemps ne pouvait pas égaler. Les bracelets n’apparaissaient à leur poignet que quand il avait besoin de s’en servir. La première fois qu’on lui avait expliqué ce fonctionnement, Lisa avait eu quelques doutes, mais ils avaient prouvé leur fiabilité plus d’une fois.
C’est comme ça qu’il était arrivé et c’est comme ça qu’il repartirait. Et dans ce cas précis, ces bracelets ne leur seraient d’aucune utilité.
« C’est une très mauvaise idée. On est au centre d’un vortex spatio-temporel et on essaye de capturer quelque chose qui peut nager dans ce vortex. Si tu essayes de sauter avec lui, il profitera de l’impulsion, et se sauvera en déréglant ton saut. Lui s’en sortira, certes, mais tu te retrouveras Dieu sait où.
Fort heureusement, des personnes bien plus intelligentes que moi ont déjà résolu à ce problème. C’est la base qui s’occupera le récupérer, on va se borner à le stabiliser et le marquer.
Tu n’es pas le seul à avoir travaillé hier soir. J’ai le dispositif qui nous permettra de faire tout ça.
Ne me demande pas comment ça marche, ni même ce que ça fait exactement, je me suis contenté de mémoriser les plans et de les reproduire. Ils ont été adaptés pour n’utiliser que des composants achetables dans le commerce. Ça a été l’enfer pour trouver les références exactes, et je dois encore faire quelques courses dans un magasin spécialisé en électronique, mais ça sera prêt d’ici ce soir. »
Lisa l’avait rangé sous le lit de leur chambre d’hôtel en attendant. C’était un assemblage sans queue ni tête de bouts de métal, qui ressemblait vaguement à l’art moderne de loin.
« Par contre, ce n’est pas quelque chose qui peut être déplacé. Il
faudra l’installer et attirer le Tigretemps là-bas. Et encore une chose.
Pour que la machine puisse faire son travail, il doit rester immobile un
certain temps.
— Combien de temps ?
— 15 secondes. Il ne doit pas bouger de plus de 3 mètres pendant 15
secondes. Et il s’apercevra de ce qu’on essaye de faire dès qu’elle
démarrera, il n’y aura pas moyen de le faire discrètement. »
Un silence tomba sur la table. Rattraper et orienter ce monstre dans une direction précise serait déjà compliqué. Survivre, seul et sans arme digne de ce nom, quand il décidera de se défendre et de se battre relevait de l’impossible, sauf peut-être pour l’homme en face d’elle. Alors faire tout cela et envisager de pouvoir le maitriser, en évitant qu’il ne s’échappe dans une autre dimension pendant 15 secondes, était tout simplement ridicule.
Lisa le savait pertinemment. Et elle avait donc échafaudé un plan. Pas un excellent plan, il n’y en avait aucun vu les conditions, mais un qui permettait de rendre les choses possibles, même si toujours affreusement difficiles.
Son partenaire avait fermé les yeux et semblait réfléchir intensément. Et alors qu’elle allait reprendre la parole pour partager sa solution, les pensées de son alter ego l’interrompirent une nouvelle fois. Elle les épiait toujours, à la recherche du moindre indice.
« Ils n’ont pas l’air de faire grand-chose. Est-ce que je devrais essayer de me rapprocher ? Alisa est de dos, elle ne me remarquera pas. »
Incrédule, Lisa reconnut cette situation. Elle se souvenait s’être avancée suffisamment pour pouvoir lire sur les lèvres de Unknown.
Elle savait ce qu’il allait dire. Mais elle refusait d’y croire. Elle pensait que ça n’arriverait qu’un peu plus tard, quand elle aurait fini d’expliquer son plan.
Il rouvrit les yeux, une nouvelle lueur brillant au fond de ses pupilles. Il reprit son gobelet et but une gorgée avant de répondre. Sa réponse résonna deux fois, comme pour enfoncer le clou.
« C’est faisable. »
Lisa resta bouche bée, trop choquée pour répondre.
Elle commençait à bien le connaître, après toutes les missions qu’ils avaient faites ensemble, mais il arrivait encore à la surprendre. Bien plus impressionnant, il y arrivait, alors que le connaissant, elle s’attendait à tout de sa part. La voix de sa jumelle résonna de nouveau dans son esprit et pour une fois, Lisa était totalement d’accord avec elle.
« De quoi est-ce qu’il parle ? Qu’est-ce qu’il compte faire ? »
Sans avoir l’air de remarquer le trouble de sa partenaire, Unknown buvait sa boisson glacée, les yeux perdus dans le vide, continuant de réfléchir.
« Je n’ai pas plus de questions, dit-il après un moment de silence. Je sais ce que j’ai à faire. Tu avais autre chose à me dire ? »
Lisa le regarda sans y croire pendant un court instant puis éclata de rire. Surprise, son alter ego se recula précipitamment.
« Qu’est-ce que …! Elle m’a vu ? Elle sait que je suis là ? »
Lisa essaya d’étouffer son rire, qui était tout aussi nerveux que de bon cœur. Après quelques secondes à essayer de reprendre son souffle sous le regard perplexe de son partenaire, elle réussit à avoir suffisamment d’air pour pouvoir parler.
« Mais bien sûr que non, ce n’est pas faisable, enfin !
s’écria-t-elle à mi-voix. Comment est-ce que tu comptes t’y prendre
?
— Je l’immobiliserai.
— Comment ?!
— Par la force. Je ne vois pas d’autre moyen.
— Et s’il essaye de sauter vers une autre dimension, hein ? Comment tu
vas l’en empêcher ?
— Je le frapperai jusqu’à ce qu’il soit étourdi.
— Pendant 15 secondes ? Tu vas le frapper suffisamment fort pour
l’étourdir pendant 15 secondes ?
— S’il le faut. Je trouverai une solution. »
Lisa fit de son mieux pour se contrôler. Elle ne voulait pas rire de lui ou le prendre de haut. La vérité, c’est qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de croire qu’il était capable de faire tout ce qu’il disait. Son côté rationnel aurait voulu penser que ce n’était que de l’inconscience ou de l’arrogance. Mais elle savait que ce n’était pas le cas.
« Qu’est-ce que tu essayes de me dire ? demanda-t-il. Si c’est ce que
je dois faire, je le ferais. Il n’y a pas d’autres alternatives.
— Si ! Évidemment que si ! Pourquoi est-ce que tu penses que je t’ai
fait creuser un trou hier soir ? »
Unknown la dévisagea un court instant, comprenant où elle voulait en venir.
« Ça suffira à le retenir ?
— … Normalement oui, dit Lisa en retrouvant partiellement son calme. Il
ne peut sauter qu’entre mondes parallèles. Autrement dit, des mondes
identiques ou presque à celui-ci. Mais ce trou n’existe que dans ce
monde. Dans les autres, il n’a pas été creusé et il n’y a que de la
terre. Cela devrait l’empêcher de sauter entre les dimensions pendant un
moment, le temps qu’il comprenne le subterfuge.
— Et s’il creuse ou qu’il essaye d’escalader ?
— On s’assurera que la zone soit boueuse pour qu’il n’ait pas de prises.
15 secondes, ce n’est pas si long que ça, il n’aura pas le temps de
creuser un tunnel. Ça devrait aller. »
Elle n’en était pas si sûre que ça malgré ce qu’elle disait, mais c’était leur meilleure chance.
« Donc il faudra l’amener jusqu’à la fenêtre, raisonna Unknown, et le
faire tomber au bon endroit.
— Bien plus simple, non ? Enfin, c’est toujours plus simple à dire qu’à
faire, mais…
— C’est une bonne idée. Ça peut marcher.
— Hum hum. »
La voix de son double se fit entendre, encore un peu secouée.
« En fin de compte, je ne crois pas qu’elle m’ait repérée… Mais plutôt que de tenter le diable pour rien, je ferais mieux de me dépêcher de continuer ma ronde. Je ne fais que perdre mon temps ici. »
Elle se tourna et commença à marcher. Un rapide coup d’œil sur sa montre lui indiqua qu’il ne lui restait plus suffisamment de temps pour tout faire et revenir à la pause de 10h. Sa ronde passait en priorité. Elle pourrait poser autant de questions qu’elle voudrait à ses camarades durant la pause de midi.
Lisa attendit une ou deux secondes supplémentaires pour être sûre qu’elle était suffisamment loin.
« C’est bon. Elle vient de partir. Enfin… », soupira-t-elle
Libérée, elle s’étira un long moment et s’ébroua. Plus l’autre s’éloignait, plus la sensation s’atténuait.
« Tu peux m’en donner un peu ? demanda-t-elle en désignant le gobelet. Je meurs de soif. »
Sans un mot, Unknown tendit son gobelet. Elle le récupéra, et avant de boire, posa une dernière question.
« Alors, qu’est-ce que tu penses d’elle ? »
La question semblait anodine, mais ne l’était pas réellement. Lisa redoutait un peu la réponse. Ce que son partenaire pensait comptait pour elle et il avait sous les yeux sa pire période.
« Je ne sais pas, répondit-il après un moment. Je n’y ai pas encore
réfléchi.
— Tu dois bien avoir au moins une petite idée.
— Non.
— Vraiment ? Ou est-ce que tu ne veux simplement pas répondre ? »
Elle porta la paille à ses lèvres et aspira.
« … Hum… Framboise. Décevant. »
Elle aurait bien aimé qu’il y ait une erreur. Framboise était la réponse la plus simple et la plus ennuyeuse.
« Si ça compte tellement pour toi, reprit son partenaire, laisse moi un peu de temps pour y réfléchir. je te donnerai ma réponse quand on se reverra. »
La paille toujours dans la bouche, Lisa écarquilla les yeux un court instant, les souvenirs remontant dans sa mémoire.
Est-ce qu’il savait ce qu’il venait de dire ? Est-ce qu’il l’avait fait exprès ? Est-ce que c’est ce qu’il avait voulu dire à ce moment ?
Le visage toujours aussi impénétrable de son partenaire ne lui apporta aucune réponse. Prenant son mal en patience, elle lui rendit le gobelet sans rien dire.
Il ne leur restait plus qu’une chose à faire.
« La pause est finie. Retournons à l’école. »
À cause de l’arrêt qu’elle avait fait devant le café pour espionner Alisa et son compagnon, Lisa avait eu besoin de plus de temps que prévu pour finir son tour de la ville. Quand elle rentra à l’école, la pause était finie et les cours étaient sur le point de commencer. Elle put cependant intercepter une de ses connaissances, Nina, une fille qui avait été dans la même classe qu’elle l’année dernière, pour lui demander s’il s’était passé quelque chose d’étrange à l’école.
Nina n’avait rien vu de bizarre de ses propres yeux, mais elle avait entendu qu’il s’était passé quelque chose de complètement fou. Il paraissait qu’une élève avait démarré un feu dans une des salles de classes, avec de l’essence et que cela qui avait déclenché l’alarme incendie. Nina n’avait pas trop pu savoir qui, ni pourquoi ou ce qu’il s’était passé exactement, et elle attendait avec impatience la pause de midi pour avoir tous les détails.
Sachant tout ce qu’il y avait à savoir sur cet incident en particulier mais n’ayant aucune envie d’en parler à Nina, Lisa la coupa et demanda s’il y avait eu autre chose. Nina ne savait pas. Cet événement avait été le centre de toutes les conversations aujourd’hui et elle n’avait rien entendu d’autre. Déçue, Lisa la laissa rejoindre son cours.
Seule dans les couloirs, elle commença à faire discrètement un tour de l’école pour voir si elle pouvait trouver quoique ce soit d’intéressant. Aller en cours ne serait qu’une perte de temps. On l’enverrait probablement dans le bureau du proviseur pour expliquer ce qu’elle avait fait ce matin. Il valait mieux qu’elle continue de sécher la matinée.
Elle avait tracé dans sa tête un petit circuit qui traversait toute l’école, évitant les salles où il avait cours et qui finissait devant les bureaux administratifs. Si rien n’attirait son attention jusque-là, alors elle irait s’excuser et tenter de calmer un peu le jeu.
Depuis qu’elle avait mis pour la première fois les pieds dans une école, Lisa avait eu un parcours virtuellement parfait. D’excellentes notes dans toutes les matières, les félicitations de tous ses professeurs et aucun problème notable au niveau de son comportement. Enfin, jusqu’à aujourd’hui… Si c’était nécessaire, elle était convaincue qu’elle pourrait jouer sur ce dossier vierge pour ralentir l’inévitable et éviter les sanctions, au moins pour cette semaine. Ce qui se passerait après, Lisa s’en fichait éperdument, même en cas d’expulsion. Elle aurait tout le temps de gérer les conséquences plus tard, avec le lycée, ses parents ou même la justice. Mais maintenant, il fallait qu’elle soit libre de ses mouvements pour pouvoir battre son double.
Parcourant les couloirs vides et les comparant aux images mentales qu’elle en avait, Lisa réfléchissait aussi à ce qu’elle devait chercher. Il n’y avait eu rien de catastrophique à l’école si son coup d’éclat de ce matin avait été le sujet de discussion le plus intéressant d’aujourd’hui. Ce qu’elle cherchait était donc soit suffisamment subtil ou normal pour ne pas être repéré par les élèves, soit ne s’était pas encore produit. Dans le pire des cas, rien ne se produirait avant demain, voire même après-demain.
Lisa n’y croyait cependant pas. Alisa ne se serait pas autant dépêché pour devenir prof si rien ne devait se passer avant demain.
Et dans tous les cas, elle préférait mettre toutes les chances de son côté et prendre l’initiative. Frapper la première quand Alisa ne s’y attendait pas lui avait permis de prendre l’avantage et de découvrir que le futur pouvait être changé. Et même dans ces conditions, la situation avait failli tourner au vinaigre. Si elle voulait avoir une chance en face d’Alisa, qui savait tout du futur et qui était probablement presque aussi intelligente qu’elle, elle ne pouvait pas se contenter de réagir, elle devait continuer à la devancer et à la surprendre.
Mais malgré toute sa bonne volonté, les couloirs restaient désespérément vides. Rien d’important n’avait changé. Quelques traces de pas, une feuille morte dans un coin, un peu de poussière… Peut-être que pour aujourd’hui, elle allait devoir se contenter de l’avantage qu’elle avait gagné sur Alisa.
Elle commença à réfléchir sérieusement à l’excuse qu’elle allait bien pouvoir donner au proviseur pour éviter qu’il appelle ses parents. Son double l’avait sans aucun doute dénoncée et avec la casserole qu’elle avait laissée sur les lieux, elle ne pouvait pas nier ce qu’il s’était passé. Il faudrait donc qu’elle fasse vibrer la corde émotionnelle. Elle se sentait seule et isolée, elle avait eu un moment d’égarement, elle ne savait pas où elle allait dans la vie, quelque chose comme ça. Elle trouverait bien.
Alors qu’elle se posait la question de si elle devait un peu pleurer ou si ça serait de trop, elle remarqua finalement quelque chose dans le couloir dans lequel elle venait d’entrer. Ou plutôt une absence de quelque chose. Le couloir était bien trop propre, plus qu’il ne l’avait jamais été. Il n’y avait pas la moindre trace de saleté sur le sol, les vitres étaient impeccables, transparente comme au premier jour et tout ce qui était en métal ou en céramique brillait comme si on venait juste de les polir.
Le véritable concierge de l’école ne travaillait pas aujourd’hui. Et il ne nettoyait pas aussi bien de toute façon, cette propreté était presque surnaturelle. Il ne restait donc qu’une seule personne qui pouvait avoir fait ça.
« Finalement, ça travaille peut-être plus dur que ce que je pensais. Il se donne du mal… »
Lisa se souvenait parfaitement de l’état des lieux ce matin et pouvait donc se représenter tout le travail que ça avait demandé, mais quelqu’un d’autre ne l’aurait pas obligatoirement remarqué. Il y avait une limite à ce qu’il était possible de faire simplement en nettoyant. Le bâtiment était vieux et fatigué, les traces sur le sol n’étaient pas dues que à de la saleté et il y avait des marques d’usure un peu partout. En dépit de tous les efforts qui avaient été faits, le couloir semblait juste… propre.
Lisa commença à suivre la trace de propreté, certaine que cela la mènerait vers le nouveau concierge. Il devait s’être rapidement rendu compte de la futilité de nettoyer parfaitement un endroit aussi dégradé, mais cela ne l’avait pas empêché de continuer à travailler sans relâche. Chaque couloir était aussi propre que le précédent. Un sourire se forma sur les lèvres de Lisa. Il y avait un décalage presque mignon entre l’aura terrifiante qu’il dégageait et cette attitude sérieuse et pleine de bonnes intentions.
Elle se sentait un peu mal de vouloir essayer de le manipuler. Il était très clairement hors de son élément naturel ici, et elle allait essayer d’exploiter autant qu’elle pouvait cette faiblesse, par les moyens les plus déloyaux qu’elle avait pu trouver. Mais elle n’était pas naïve non plus, c’était loin d’être un enfant. Et elle n’avait pas le choix, sa situation ne lui permettait pas de laisser passer une opportunité comme celle-là.
« Qui était-il ? » et « d’où et quand venait-il ? » n’étaient que les questions les plus évidentes d’une longue liste. « Pourquoi Alisa l’avait emmené avec elle et pourquoi avait-il accepté de la suivre ? » étaient aussi tout en haut de la liste. Enfin, il restait aussi des questions sur des choses plus subtiles, mais tout aussi importante. « Pourquoi est-ce qu’il n’avait aucune cicatrice alors qu’il semblait avoir fait toutes les guerres du monde ? » nécessiterait aussi un peu de son attention.
Lisa prit le temps de faire un détour par la salle qui servait d’entrepôt au club de théâtre. La porte était fermée, mais elle savait que les responsables du club cachaient la clé juste à côté, dans une espèce d’alcôve. Ce petit trou dans le mur était normalement plein de saletés, mais quand Lisa passa la main dedans, la surface qu’elle toucha était lisse et propre. En palpant un peu partout, elle se rendit compte que l’alcôve avait été récurée de fond en comble, et que les clés avaient poliment été remises à leur place. En les sortant de leurs cachettes, Lisa ne put retenir un sourire incrédule. Les clés elle-même avaient été nettoyées et polies, et lui renvoyait un reflet déformé de son visage.
La salle du club de théâtre n’avait pas été touchée et était la même que dans ses souvenirs. Il n’était apparemment pas rentré dedans. Cela arrangeait Lisa. Sachant exactement ce qu’elle cherchait et où le trouver, elle ressortit presque aussi rapidement qu’elle était entrée et referma la porte, avant de replacer les clés à l’endroit où elles les avaient trouvés.
Ce qu’elle avait récupéré soigneusement caché sous son uniforme, elle continua à suivre les traces. Cela finit par la mener au bout d’un couloir, devant les escaliers qui menaient au cinquième étage. Cet étage n’était desservi que par ce seul escalier. S’il était encore en haut, elle ne pourrait pas le manquer.
Lisa ne pouvait pas s’empêcher d’être impressionnée et un peu admirative. Il lui avait fallu un peu moins de 2h faire le ménage dans une bonne partie de l’école. Se prenant un jeu et s’appuyant sur sa mémoire, elle avait essayé de trouver le moindre défaut dans son travail, mais sans succès. Absolument rien n’avait été oublié, pas le moindre recoin. Et tout ça pour finalement pas grand-chose, la majorité des élèves et professeurs ne le remarqueraient probablement pas. Il n’allait même pas rester assez longtemps pour être payé.
Après une dernière vérification autour d’elle, elle s’engagea dans les escaliers.
Arrivé en haut, elle le repéra presque immédiatement. Il était un peu plus loin dans le couloir, le petit chariot de nettoyage à côté de lui, et passait la serpillière. Pour l’instant, il lui faisait dos, continuant d’avancer et de frotter le sol du couloir, semblant absorbé par ce qu’il faisait. Lisa n’aurait pas su dire s’il l’avait remarqué ou pas.
Ne voulant pas s’approcher de lui pour l’instant, surtout en l’absence d’Alisa pour l’arrêter en cas de besoin, elle se contenta de le regarder travailler de loin. Il allait à un rythme modéré, mais était incroyablement efficace. Chacun de ses gestes comptaient, et jamais il ne repassait deux fois au même endroit. Si elle n’avait pas derrière elle des dizaines de couloirs qui lui prouvaient le contraire, Lisa aurait pu croire qu’il bâclait son travail pour finir plus vite.
La première approche que voulait essayer Lisa était de le convaincre de l’aider et de partager ce qu’il savait. Pour cela, il fallait qu’il lui fasse suffisamment confiance. Ou du moins, plus qu’à Alisa. Mais si elle avait déjà quelques idées pour discréditer Alisa à ses yeux, elle n’avait par contre pas le temps de gagner sa confiance à la régulière.
Mais elle pouvait utiliser des raccourcis. Si comme elle le pensait, il venait de l’Antiquité, il devait avoir le mal du pays ici. Si elle pouvait lui rappeler sa terre natale, ne serait-ce qu’un peu, elle gagnerait des points. Une des manières les plus simples était de lui parler dans sa langue maternelle.
Seul problème dans ce plan, Lisa ignorait quelle était sa langue natale. Mais elle pouvait tenter sa chance avec une des plus courantes. Si elle se trompait, elle pourrait la rayer de la liste et.
Elle n’avait pas besoin d’un discours, il lui fallait juste de quoi le saluer. Elle retrouva un dictionnaire dans son savoir encyclopédique et en tira les quelques mots dont elle avait besoin.
Parlant d’une voix forte et claire, essayant d’articuler du mieux qu’elle pouvait, elle l’interpella.
« Salve, custos ! Quid agis ? Ut vales ? »
L’homme s’immobilisa pendant un court moment, sans se retourner. Lisa ne pouvait pas voir son expressions, mais sa réaction ressemblait pour l’instant à celle qu’elle attendait.
« Ton accent est épouvantable… », finit-il par répondre, en reprenant le travail.
Le sourire de Lisa s’élargit. Il savait donc parler latin… ou au moins, il le comprenait un peu. Cela ne l’avançait pas tant que ça, il parlait aussi notre langue, mais elle n’allait pas faire la fine bouche. Elle prendrait tous les indices qu’elle pourrait avoir.
Il ne s’était pas encore retourné
« Tu m’en vois navrée… Je ne m’attendais pas à votre visite. »